«Il lui répondit que j'étais trop émotif et que j'aurais eu besoin
de calmants et de faire du tricot.1»
P.L.
Les analyses sociologiques contemporaines du catholicisme occidental
dégagent cinq faits principaux2. «Notre temps» est,
semble-t-il, celui d'une religion :
-
élective : la croyance est devenue matière à option; dès lors, la foi
donne plus de droits que de devoirs à ceux qui la professent;
- identifiante : plus que jamais, croire, c'est accéder à un groupe
inscrit dans une histoire qui protège la subjectivité;
- gratifiante : la foi se doit d'être utile, ou du moins opératoire ;
le bonheur dans l'ici-bas compte donc plus que le salut dans l'au-delà ;
la vertu «thérapeutique» de la foi et le souci de soi l'emportent, même
inconsciemment, sur tout autre considération3;
- modulable : un forme plus ou moins larvée de choix parmi les
croyances officielles est devenu monnaie courante (en langage
sociologique : on passe d'une religion instituée à une religion
recomposée);
-
émotionnelle :
-
a. il n'y a pas de continuité dans la foi si celle-ci n'est pas
rythmée par des «temps forts», des moments d'exception organisés de
toutes pièces à cet effet;
- b. l'ambiance joyeuse ou chaleureuse importe désormais plus que le contenu dogmatique;
- c. enfin l'émotion est, dans la prière, identifiée à une preuve du passage de Dieu.
Si tel est notre temps, celui du moins que la sociologie s'efforce
d'identifier et qu'elle nous assigne, à vous et à moi, qu'il nous
soit donc permis, ne serait-ce que pour quelques instants,
d'échapper à ce «nous» statistique, pour nous adonner à des
considérations inactuelles, et nous rendre à la joie d'être
intempestifs. Car quand l'émotion est strictement ramenée à une
physiologie subtile --- le système limbique et un ensemble de
neurotransmetteurs ---, quand la Révélation est réduite à un «fait
religieux», ne revendiquerons-nous pas à bon escient la
possibilité de n'être pas de «notre temps», ce temps de tout le
monde, c'est-à-dire, en dernière instance, de personne ? Nous
attachant donc spécifiquement à la place de l'émotion ---
c'est-à-dire du corps, de notre corps --- dans la prière, nous
contesterons point par point la légitimité théorique des trois
faits empiriques constatés par la sociologie des religions, quand
elle s'attache à assigner la place de l'émotion dans la religiosité
contemporaine.
Premier constat
Il n'y a pas de continuité dans la foi si
celle-ci n'est pas rythmée par des «temps forts», des moments
d'exception organisés de toutes pièces à cet effet.
Développement :
Quiconque a participé à un Jamboree,
à une rencontre régionale d'aumônerie, à des Journées Mondiales de la
Jeunesse, ou à une rencontre européenne de Taizé conserve, à peu
d'exceptions près, pendant les mois ou les années qui suivent, un souvenir
ému de cette rencontre --- à juste titre --- qui le porte dans la foi, au
même titre que la foule en prière l'avait porté vers Dieu lors de cet
événement. L'émotion ressentie alors laisse une trace durable, qui, pour
peu qu'elle soit relayée par une pratique régulière, ou une «activité»
d'ordre religieux (scoutisme, formations diverses et variées, prises de
responsabilité dans l'Église), après cet événement, s'avère extrêmement
porteuse pour progresser vers Dieu.
Contestation :
L'événement n'est pratiquement jamais relayé par quoi
que ce soit, malgré tous les efforts de l'Église en ce sens. Ceux qui
continuent leur quête durablement après l'événement sont précisément ceux
qui avaient le moins besoin de cette réunion exaltante pour aller vers
Dieu. En terme purement quantitatif la «déperdition» est immense, même
s'il ne s'agit nullement de nier des conversions réelles, par ailleurs
difficilement quantifiables. D'autre part, affirmer que ceux qui ne
«reviennent» pas auront au moins approché l'Église de Dieu une
fois, et qu'à force de réunions de ce type, ils finiront par entrer
pleinement dans la vie de l'Église, c'est se leurrer, et pour deux
raisons
: d'une part depuis cinq ou six ans, le nombre de participants à ce type de
réunions collectives est en chute libre, qu'il s'agisse des Jamboree, des
rencontres de Taizé ou des JMJ. D'autre part la population qui fréquente
ces rassemblements de façon régulière est une population nettement
vieillissante. Donc la formule émotionnelle que proposent ces grands
rassemblements ne semble pas rester viable bien longtemps si ces deux
tendances se perpétuent. Mais il ne s'agit là que d'une contestation
simplement sociologique et purement contingente. Les faits, qui nous
donnent raison, pourraient demain nous donner tort. Essayons plutôt
d'atteindre au nécessaire.
Il est parfaitement absurde de garder vivant et d'entourer de vénération le
souvenir d'un événement qui n'appartient pas au calendrier liturgique. Et
ceci pour deux raisons, qui n'en sont qu'une. D'une part, très
prosaïquement, parce que vénérer un événement passé, c'est la meilleure
manière de le statufier et d'en faire une momie : un mort. Car (et c'est là
la seconde raison), à la différence de ce qui appartient au calendrier
liturgique, quand un événement est passé, il n'est plus actuel. Le
célébrer, ce n'est qu'honorer sa mémoire. Mais pour un événement qui
appartient au calendrier liturgique (Pâques ou Noël), célébrer, ce n'est
pas, misérablement, se souvenir, ou du moins pas seulement. C'est le
Christ qui actualise Sa présence dans l'histoire. Dire : «il y a deux
mille ans, un Sauveur nous est né», bien qu'il s'agisse d'une proposition
vraie, n'a strictement aucun intérêt. Ce qui importe, c'est la naissance
actuelle du Christ, pour donner naissance en nous à l'homme
nouveau. Le calendrier liturgique est l'actualisation de la vie
christique. Dès lors, c'est la totalité de notre existence qui est
concernée, puisque le calendrier liturgique, pas plus que la vie du
Christ, ne procède par intermittence4. Le Christ
n'est pas présent dans l'histoire tous les trois ans aux JMJ. Il est
présent ici et maintenant, rendant parfaitement contemporain le moment
(maintenant) où, assis à ma table, je rédige cet article, et le moment
(maintenant), où vous le lisez. Car quand deux sont réunis en Son nom, Il
est au milieu d'eux. Donc nos émotions, qu'il ne s'agit en aucun cas de
dévaloriser, sont un bien piètre critère : à les suivre, on accèderait à
quelque chose de plus intense en rappelant à nous les dernières JMJ
ou la dernière rencontre de Taizé, qu'en actualisant la présence
christique (quelqu'un) le jour de Pâques. Combien d'entre nous ne
gardent-ils pas, et moi le premier, un souvenir plus vif et plus émouvant
de tel grand rassemblement que de la veillée pascale de l'an passé ? Et
pourtant c'est au matin de ce jour de Pâques que tout est arrivé. Non pas
seulement il y a deux mille ans, mais il y a six mois, quand le Christ,
dans le calendrier liturgique, a actualisé Sa Passion et Sa Résurrection
pour les hommes. Et hier, encore et tout autant, lors de l'Eucharistie qui
nous a réunis à Sa table.
Deuxième constat
L'ambiance joyeuse ou chaleureuse importe
désormais plus que le contenu dogmatique.
Développement :
Plutôt qu'un questionnement précis de tel ou tel
point du dogme, de la théologie catholique, ou de l'exégèse, est privilégié
le sentiment de communauté --- ce qui n'est en soi nullement blâmable. On
préfère éprouver un sentiment épique de collectivité que de se heurter à
tel ou tel point précis et parfois rébarbatif du credo qui nous
reste incompréhensible. Dans cette voie, on ira même jusqu'à affirmer, sous
des formes plus ou moins subtiles, que ce qui est importe est le seul acte
de foi, bien plus que son contenu.
Contestation :
Il n'est guère nécessaire de s'attarder sur de telles
absurdités. Une simple remarque : la priorité du sentiment de former une
collectivité, et des émotions qui y sont liées, sur un contenu dogmatique
quelconque, est une des clefs de compréhension des formes de religiosité
que nombre d'utopistes du dix-neuvième siècle s'efforcèrent de mettre en
place. Un certain Auguste Comte affirme à la fin de sa vie qu'un culte peut
être légitimement rendue à Marie, non parce qu'elle serait la mère de Dieu,
mais parce que la vérité du culte marial, c'est l'hommage universel rendu
au rôle matriciel de la femme. Et parallèlement peut se mettre en place une
forme de religion civile qui exaltera dans des cérémonies collectives
grandioses le rôle des grands hommes dans la libération progressive de
l'humanité asservie. Les émotions ressenties par les participants à ces
grandioses cérémonies seront un fondement d'harmonie sociale. Il nous
semble donc que se seraient dégagées de ces grands rassemblements (qui
n'eurent jamais réellement lieu) des émotions tout à fait similaires à
celles que provoquent parfois, malgré toute la vigilance ecclésiale, et à
divers degrés, nombre de grands rassemblements chrétiens. Ce qui
signifie que l'émotion brute n'est pas spécifiquement chrétienne. Elle
ne le devient (et c'est tout l'enjeu de ce type de rassemblements organisés
par l'Église) que si cette émotion est travaillée, orientée dans un sens
spécifique. Et qu'est-ce qui pourrait bien orienter une émotion brute sinon
un sens qui lui est d'abord extérieur, produit au sein d'un discours
sensé et réflexif --- une catéchèse ? Il est à cet égard exemplaire que
l'un des moments essentiels dans l'organisation des JMJ soit la catéchèse
et l'enseignement des évêques : preuve rassurante, s'il en est une, que
l'Église reste plus que jamais attentive au danger formé par les
sirènes du
fidéisme et de ses avatars contemporains.
Troisième constat
L'émotion est, dans la prière, identifiée à une
preuve du passage de Dieu.
Développement :
Quiconque affirmerait ne jamais rien ressentir dans
la prière passerait aujourd'hui pour un excentrique. L'importance prise par
la notion de «vécu», importée (avec des déformations) de la psychanalyse,
témoigne de la place prise par l'émotion dans la relation à
Dieu. L'éventuel «silence» de Dieu est dès lors interprété spontanément
comme Son absence, et à la longue inéluctablement, comme une preuve de Son
inexistence. Car en dernière instance, c'est bel et bien le critère du
«ressenti» dans la prière qui l'emporte sur tout autre
considération. Rien n'est plus éloigné de nous que la définition que le
R.P. Malebranche donne de la prière : «la prière, c'est l'attention de
l'esprit à la vérité afin qu'elle se découvre à nous». À une conception
propédeutique de la prière comme volonté de se mettre à l'écoute de la
pédagogie divine, pour aller plus avant dans la compréhension du mystère de
l'Incarnation, s'est progressivement substituée une définition de la prière
comme acmé du dialogue avec Dieu.
Contestation :
Combien d'adolescents, en aumôneries,
dans des groupes de catéchèse, dans des familles pratiquantes, affirment
perdre la foi le jour où ils ne ressentent plus ce qu'ils avaient cru être
jusqu'à ce jour la présence de Dieu dans leur prière ? Or c'est
précisément à ce moment qu'il s'agirait de devenir un homme de foi,
c'est-à-dire de confiance et d'espérance irréductibles. Je ne ressens plus
rien, ma prière n'est plus directement gratifiante comme elle l'était
lorsque j'étais enfant : n'est-ce pas alors précisément, quand il m'est
donné de sortir d'une logique, même inconsciente, de rétribution (la
prière contre l'émotion qu'elle me procure), que je dois faire profession
de foi ? Car jusqu'alors, il était bien facile de croire en Dieu. Mais
aujourd'hui, aujourd'hui que je ne ressens plus d'émotions dans la prière,
n'est-ce pas précisément le moment où ma foi, confiance
indestructible, prend tout son sens ? Le moment n'est-il pas venu de
relayer cette apparente absence soudaine, qui me laisse désemparé, par un
travail de l'esprit, par la considération de la tradition qui forme mon
horizon, par la lecture de la Parole, par l'oeuvre de charité ? Quand
les disciples demandent au Christ de leur apprendre à prier, leur
promet-Il en retour des émotions à la petite semaine ou un mysticisme à
l'eau de rose ? Bien au contraire, Il insiste sur la simplicité et la
pureté essentielles de la prière : «adresse ta prière à ton Père qui est
là dans le secret. Et ton Père, qui voit dans le secret, te
le rendra.5» Quand te rendra-t-Il ?
Immédiatement, comme un instituteur donne une image à son meilleur élève ?
Certainement pas. On peut en toute rigueur avoir la certitude que Dieu
entend notre prière sans «ressentir» Dieu dans cette prière. Ce n'est pas
parce que Dieu n'est pas immédiatement perceptible qu'Il n'est pas.
L'émotion dans la prière est donc accessoire, elle ne vient que par
accident. Elle relève, de façon parfaitement contingente, de la
physiologie du priant. De surcroît, s'il est écrit que le Père est présent
dans le secret, je ne vois aucune raison qui justifierait que Sa
présence ne fût pas éventuellement tenue secrète également à celui
qui prie. Le moment de la prière est le moment où l'homme se tourne plus
vers Dieu que de coutume, mais certainement pas celui où Dieu Se donne
plus particulièrement à l'homme. Car il n'est pas de moment où Dieu soit
plus présent dans notre vie qu'à un autre moment, faute de quoi il
faudrait affirmer qu'il y a des moments où Il est plus absent, ce qui
mettrait à mal Sa toute-puissance et Sa toute-bonté... La prière relève de
la liberté humaine : libre à chacun d'ignorer Dieu. Dieu, Lui, n'ignore
personne. Si donc je dois attendre de ressentir une émotion pour être
assuré du passage de Dieu, et si c'est là la doctrine que l'on enseigne,
même non-délibérément, au catéchisme, je commence à comprendre pourquoi il
y a tant d'athées. Saint Augustin, en toute simplicité, se contentait de
dire : «Si tu crois avoir trouvé Dieu, cherche encore, c'est sûr que tu te
trompes...»
Car si le Christ ne propose pas d'émotions à la petite semaine, c'est
qu'Il S'impose comme joie. Avec le Christ, l'homme n'est pas payé en
monnaie de singe. Il n'est d'ailleurs pas payé du tout. Il est élevé au
règne de la grâce. Car à la différence du plaisir, toujours restreint par
nature, du bonheur, dont les moments s'éparpillent dans la durée, la joie
est indissociable de la conscience d'une totalité. Et c'est bien la joie
que procure la vision du Christ ressuscité6.
Car seule la Résurrection du Christ, moment de rencontre de l'ordre de
l'éternité et de celui de l'histoire, s'offre comme moment de totalité
cosmique : «Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des
temps»7, dit le Christ à ses disciples remplis de
joie8. Contempler le
Christ, qui Se révèle comme Parole synthétique et plénière, à l'heure de
notre propre Résurrection, voilà seulement ce qui pourra légitimement
«[brûler] nos coeurs»9. Tout le reste, d'ici
là, ne sera jamais qu'accessoire.
P.L.