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«Il lui répondit que j'étais trop émotif et que j'aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot.1»

P.L.

Les analyses sociologiques contemporaines du catholicisme occidental dégagent cinq faits principaux2. «Notre temps» est, semble-t-il, celui d'une religion :

 

Si tel est notre temps, celui du moins que la sociologie s'efforce d'identifier et qu'elle nous assigne, à vous et à moi, qu'il nous soit donc permis, ne serait-ce que pour quelques instants, d'échapper à ce «nous» statistique, pour nous adonner à des considérations inactuelles, et nous rendre à la joie d'être intempestifs. Car quand l'émotion est strictement ramenée à une physiologie subtile --- le système limbique et un ensemble de neurotransmetteurs ---, quand la Révélation est réduite à un «fait religieux», ne revendiquerons-nous pas à bon escient la possibilité de n'être pas de «notre temps», ce temps de tout le monde, c'est-à-dire, en dernière instance, de personne ? Nous attachant donc spécifiquement à la place de l'émotion --- c'est-à-dire du corps, de notre corps --- dans la prière, nous contesterons point par point la légitimité théorique des trois faits empiriques constatés par la sociologie des religions, quand elle s'attache à assigner la place de l'émotion dans la religiosité contemporaine.

Premier constat

Il n'y a pas de continuité dans la foi si celle-ci n'est pas rythmée par des «temps forts», des moments d'exception organisés de toutes pièces à cet effet.

Développement :

Quiconque a participé à un Jamboree, à une rencontre régionale d'aumônerie, à des Journées Mondiales de la Jeunesse, ou à une rencontre européenne de Taizé conserve, à peu d'exceptions près, pendant les mois ou les années qui suivent, un souvenir ému de cette rencontre --- à juste titre --- qui le porte dans la foi, au même titre que la foule en prière l'avait porté vers Dieu lors de cet événement. L'émotion ressentie alors laisse une trace durable, qui, pour peu qu'elle soit relayée par une pratique régulière, ou une «activité» d'ordre religieux (scoutisme, formations diverses et variées, prises de responsabilité dans l'Église), après cet événement, s'avère extrêmement porteuse pour progresser vers Dieu.

Contestation :

L'événement n'est pratiquement jamais relayé par quoi que ce soit, malgré tous les efforts de l'Église en ce sens. Ceux qui continuent leur quête durablement après l'événement sont précisément ceux qui avaient le moins besoin de cette réunion exaltante pour aller vers Dieu. En terme purement quantitatif la «déperdition» est immense, même s'il ne s'agit nullement de nier des conversions réelles, par ailleurs difficilement quantifiables. D'autre part, affirmer que ceux qui ne «reviennent» pas auront au moins approché l'Église de Dieu une fois, et qu'à force de réunions de ce type, ils finiront par entrer pleinement dans la vie de l'Église, c'est se leurrer, et pour deux raisons : d'une part depuis cinq ou six ans, le nombre de participants à ce type de réunions collectives est en chute libre, qu'il s'agisse des Jamboree, des rencontres de Taizé ou des JMJ. D'autre part la population qui fréquente ces rassemblements de façon régulière est une population nettement vieillissante. Donc la formule émotionnelle que proposent ces grands rassemblements ne semble pas rester viable bien longtemps si ces deux tendances se perpétuent. Mais il ne s'agit là que d'une contestation simplement sociologique et purement contingente. Les faits, qui nous donnent raison, pourraient demain nous donner tort. Essayons plutôt d'atteindre au nécessaire.



Il est parfaitement absurde de garder vivant et d'entourer de vénération le souvenir d'un événement qui n'appartient pas au calendrier liturgique. Et ceci pour deux raisons, qui n'en sont qu'une. D'une part, très prosaïquement, parce que vénérer un événement passé, c'est la meilleure manière de le statufier et d'en faire une momie : un mort. Car (et c'est là la seconde raison), à la différence de ce qui appartient au calendrier liturgique, quand un événement est passé, il n'est plus actuel. Le célébrer, ce n'est qu'honorer sa mémoire. Mais pour un événement qui appartient au calendrier liturgique (Pâques ou Noël), célébrer, ce n'est pas, misérablement, se souvenir, ou du moins pas seulement. C'est le Christ qui actualise Sa présence dans l'histoire. Dire : «il y a deux mille ans, un Sauveur nous est né», bien qu'il s'agisse d'une proposition vraie, n'a strictement aucun intérêt. Ce qui importe, c'est la naissance actuelle du Christ, pour donner naissance en nous à l'homme nouveau. Le calendrier liturgique est l'actualisation de la vie christique. Dès lors, c'est la totalité de notre existence qui est concernée, puisque le calendrier liturgique, pas plus que la vie du Christ, ne procède par intermittence4. Le Christ n'est pas présent dans l'histoire tous les trois ans aux JMJ. Il est présent ici et maintenant, rendant parfaitement contemporain le moment (maintenant) où, assis à ma table, je rédige cet article, et le moment (maintenant), où vous le lisez. Car quand deux sont réunis en Son nom, Il est au milieu d'eux. Donc nos émotions, qu'il ne s'agit en aucun cas de dévaloriser, sont un bien piètre critère : à les suivre, on accèderait à quelque chose de plus intense en rappelant à nous les dernières JMJ ou la dernière rencontre de Taizé, qu'en actualisant la présence christique (quelqu'un) le jour de Pâques. Combien d'entre nous ne gardent-ils pas, et moi le premier, un souvenir plus vif et plus émouvant de tel grand rassemblement que de la veillée pascale de l'an passé ? Et pourtant c'est au matin de ce jour de Pâques que tout est arrivé. Non pas seulement il y a deux mille ans, mais il y a six mois, quand le Christ, dans le calendrier liturgique, a actualisé Sa Passion et Sa Résurrection pour les hommes. Et hier, encore et tout autant, lors de l'Eucharistie qui nous a réunis à Sa table.

Deuxième constat

L'ambiance joyeuse ou chaleureuse importe désormais plus que le contenu dogmatique.

Développement :

Plutôt qu'un questionnement précis de tel ou tel point du dogme, de la théologie catholique, ou de l'exégèse, est privilégié le sentiment de communauté --- ce qui n'est en soi nullement blâmable. On préfère éprouver un sentiment épique de collectivité que de se heurter à tel ou tel point précis et parfois rébarbatif du credo qui nous reste incompréhensible. Dans cette voie, on ira même jusqu'à affirmer, sous des formes plus ou moins subtiles, que ce qui est importe est le seul acte de foi, bien plus que son contenu.

Contestation :

Il n'est guère nécessaire de s'attarder sur de telles absurdités. Une simple remarque : la priorité du sentiment de former une collectivité, et des émotions qui y sont liées, sur un contenu dogmatique quelconque, est une des clefs de compréhension des formes de religiosité que nombre d'utopistes du dix-neuvième siècle s'efforcèrent de mettre en place. Un certain Auguste Comte affirme à la fin de sa vie qu'un culte peut être légitimement rendue à Marie, non parce qu'elle serait la mère de Dieu, mais parce que la vérité du culte marial, c'est l'hommage universel rendu au rôle matriciel de la femme. Et parallèlement peut se mettre en place une forme de religion civile qui exaltera dans des cérémonies collectives grandioses le rôle des grands hommes dans la libération progressive de l'humanité asservie. Les émotions ressenties par les participants à ces grandioses cérémonies seront un fondement d'harmonie sociale. Il nous semble donc que se seraient dégagées de ces grands rassemblements (qui n'eurent jamais réellement lieu) des émotions tout à fait similaires à celles que provoquent parfois, malgré toute la vigilance ecclésiale, et à divers degrés, nombre de grands rassemblements chrétiens. Ce qui signifie que l'émotion brute n'est pas spécifiquement chrétienne. Elle ne le devient (et c'est tout l'enjeu de ce type de rassemblements organisés par l'Église) que si cette émotion est travaillée, orientée dans un sens spécifique. Et qu'est-ce qui pourrait bien orienter une émotion brute sinon un sens qui lui est d'abord extérieur, produit au sein d'un discours sensé et réflexif --- une catéchèse ? Il est à cet égard exemplaire que l'un des moments essentiels dans l'organisation des JMJ soit la catéchèse et l'enseignement des évêques : preuve rassurante, s'il en est une, que l'Église reste plus que jamais attentive au danger formé par les sirènes du fidéisme et de ses avatars contemporains.



Troisième constat

L'émotion est, dans la prière, identifiée à une preuve du passage de Dieu.

Développement :

Quiconque affirmerait ne jamais rien ressentir dans la prière passerait aujourd'hui pour un excentrique. L'importance prise par la notion de «vécu», importée (avec des déformations) de la psychanalyse, témoigne de la place prise par l'émotion dans la relation à Dieu. L'éventuel «silence» de Dieu est dès lors interprété spontanément comme Son absence, et à la longue inéluctablement, comme une preuve de Son inexistence. Car en dernière instance, c'est bel et bien le critère du «ressenti» dans la prière qui l'emporte sur tout autre considération. Rien n'est plus éloigné de nous que la définition que le R.P. Malebranche donne de la prière : «la prière, c'est l'attention de l'esprit à la vérité afin qu'elle se découvre à nous». À une conception propédeutique de la prière comme volonté de se mettre à l'écoute de la pédagogie divine, pour aller plus avant dans la compréhension du mystère de l'Incarnation, s'est progressivement substituée une définition de la prière comme acmé du dialogue avec Dieu.

Contestation :

Combien d'adolescents, en aumôneries, dans des groupes de catéchèse, dans des familles pratiquantes, affirment perdre la foi le jour où ils ne ressentent plus ce qu'ils avaient cru être jusqu'à ce jour la présence de Dieu dans leur prière ? Or c'est précisément à ce moment qu'il s'agirait de devenir un homme de foi, c'est-à-dire de confiance et d'espérance irréductibles. Je ne ressens plus rien, ma prière n'est plus directement gratifiante comme elle l'était lorsque j'étais enfant : n'est-ce pas alors précisément, quand il m'est donné de sortir d'une logique, même inconsciente, de rétribution (la prière contre l'émotion qu'elle me procure), que je dois faire profession de foi ? Car jusqu'alors, il était bien facile de croire en Dieu. Mais aujourd'hui, aujourd'hui que je ne ressens plus d'émotions dans la prière, n'est-ce pas précisément le moment où ma foi, confiance indestructible, prend tout son sens ? Le moment n'est-il pas venu de relayer cette apparente absence soudaine, qui me laisse désemparé, par un travail de l'esprit, par la considération de la tradition qui forme mon horizon, par la lecture de la Parole, par l'oeuvre de charité ? Quand les disciples demandent au Christ de leur apprendre à prier, leur promet-Il en retour des émotions à la petite semaine ou un mysticisme à l'eau de rose ? Bien au contraire, Il insiste sur la simplicité et la pureté essentielles de la prière : «adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. Et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.5» Quand te rendra-t-Il ? Immédiatement, comme un instituteur donne une image à son meilleur élève ? Certainement pas. On peut en toute rigueur avoir la certitude que Dieu entend notre prière sans «ressentir» Dieu dans cette prière. Ce n'est pas parce que Dieu n'est pas immédiatement perceptible qu'Il n'est pas. L'émotion dans la prière est donc accessoire, elle ne vient que par accident. Elle relève, de façon parfaitement contingente, de la physiologie du priant. De surcroît, s'il est écrit que le Père est présent dans le secret, je ne vois aucune raison qui justifierait que Sa présence ne fût pas éventuellement tenue secrète également à celui qui prie. Le moment de la prière est le moment où l'homme se tourne plus vers Dieu que de coutume, mais certainement pas celui où Dieu Se donne plus particulièrement à l'homme. Car il n'est pas de moment où Dieu soit plus présent dans notre vie qu'à un autre moment, faute de quoi il faudrait affirmer qu'il y a des moments où Il est plus absent, ce qui mettrait à mal Sa toute-puissance et Sa toute-bonté... La prière relève de la liberté humaine : libre à chacun d'ignorer Dieu. Dieu, Lui, n'ignore personne. Si donc je dois attendre de ressentir une émotion pour être assuré du passage de Dieu, et si c'est là la doctrine que l'on enseigne, même non-délibérément, au catéchisme, je commence à comprendre pourquoi il y a tant d'athées. Saint Augustin, en toute simplicité, se contentait de dire : «Si tu crois avoir trouvé Dieu, cherche encore, c'est sûr que tu te trompes...»

Car si le Christ ne propose pas d'émotions à la petite semaine, c'est qu'Il S'impose comme joie. Avec le Christ, l'homme n'est pas payé en monnaie de singe. Il n'est d'ailleurs pas payé du tout. Il est élevé au règne de la grâce. Car à la différence du plaisir, toujours restreint par nature, du bonheur, dont les moments s'éparpillent dans la durée, la joie est indissociable de la conscience d'une totalité. Et c'est bien la joie que procure la vision du Christ ressuscité6. Car seule la Résurrection du Christ, moment de rencontre de l'ordre de l'éternité et de celui de l'histoire, s'offre comme moment de totalité cosmique : «Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps»7, dit le Christ à ses disciples remplis de joie8. Contempler le Christ, qui Se révèle comme Parole synthétique et plénière, à l'heure de notre propre Résurrection, voilà seulement ce qui pourra légitimement «[brûler] nos coeurs»9. Tout le reste, d'ici là, ne sera jamais qu'accessoire.

P.L.




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