Sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle
Tugdual de Barmon
Chers compagnons de route et futurs pèlerins talas,
c'est peut-être avec un
certain étonnement que vous allez lire ces quelques pages. Ce témoignage
aurait pu prendre la forme d'un récit chronologique de notre marche sur le
camino, ou encore d'un triptyque, marche, enseignements et foi. Il
n'en est rien, ce témoignage est plus proche d'un récit surréaliste, peuplé
d'anecdotes juxtaposées. L'ordre choisi sera donc celui, quelque peu
décousu, de mes souvenirs de pèlerin. J'espère que ces pages seront
cependant un reflet assez fidèle du pèlerinage. Je vous souhaite donc une
bonne et courageuse lecture ; je compte sur votre indulgence pour ce manque
d'académisme.
En route
Pour être un bon pèlerin, il faut de bonnes chaussures, un sac léger, un
recueil de textes servant de point de départ à notre réflexion, une croix
et une bonne voix, ou devrais-je écrire : «voie», et prendre la route de
bonheur1.
Donc je laisse le soin à votre imagination florissante de compléter cette
image d'Épinal, bien loin des représentations allégoriques de notre
saint Jacques vénéré depuis bien des siècles et par bien des
pèlerins. Mais surtout, vous l'avez compris, un pélé tala c'est une
vingtaine de personnes qui quittent leur quotidien, ordinateur,
bibliothèque et séminaire de recherche, même s'ils ne parviennent pas à se
séparer de tous leurs livres : outre l'indispensable Bible, quelques
manuels bien annexes alourdissent les épaules des pèlerins2...
Au bout de quelques heures pourtant, nous oublions nos préoccupations de
vacanciers et d'étudiants pour entrer progressivement dans la démarche
d'aventure vécue en groupe et d'abandon à la Providence propre aux
pèlerinages. Avec pourtant en tête cette phrase du Père Armogathe,
proposée à notre méditation dès la réunion de préparation et de
présentation du pélé : «On compare souvent la vie à un pèlerinage, mais
il
serait plus juste de dire que le pèlerinage est notre véritable
vie. »3
Tout a donc commencé par un rendez-vous en fin d'après-midi, dans la ville
si touristique de Saint-Jean-Pied-de-Port, en cette mémorable année de
canicule, au collège Mayorga. Une discrète sirène guidait les pèlerins vers
la colline : ils se rejoignent par petits groupes, qui en short, qui en
pantalon ou en jupe longue, en chaussures de marche ou en tongs. Nous voilà
bientôt tous réunis pour une première messe au grand air, sur
l'asphalte. Tous ? Non ! Quelques irréductibles Gaulois se sont organisés
pour dormir dans un champ à la sortie de Bayonne et nous rejoindre le
lendemain midi dans nos premières heures d'effort (non mais, quel snobisme
!), pendant que les autres pèlerins découvraient les joies du sommeil
collectif et des douches vivifiantes dans le pensionnat.
Pour le grand départ de notre expédition jusqu'au sanctuaire du
Matamoros4,
certains sacs à dos arborent comme oriflamme un sac de la vénérable édition
les Belles Lettres, ou, pour les plus pragmatiques, des tapis de
sol qui
n'ont plus peur de prendre la route. Dans la cour de l'école, une
camionnette bien chargée attend le signal du départ. Eh oui, un tala n'est
pas un escargot, sa maison et son lit roulés, il les confie pour la journée
au conducteur de la camionnette, qui transporte tentes et victuailles par
la route : voilà un souci de moins pour les marcheurs. Un grand merci au
passage à ceux qui se sont dévoués pour conduire la fourgonnette,
spécialement le jour de l'arrivée à Saint-Jacques... Camionneurs en herbe
et marcheurs se retrouvent sur le chemin, au moment des repas et pour
passer la nuit, quelle organisation... Heureusement, le téléphone portable
a révolutionné la logistique du pèlerinage.
La marche
À travers les Pyrénées, la mise en jambes est des plus complètes, montée et
descente alternent, pour franchir le col et finalement arriver le soir à
Roncevaux. Le vent vient nous rafraîchir dans les hauteurs, et les points
d'eau se transforment en lieu de sociabilité et de convivialité. Cette
première journée permet à chacun de faire connaissance, mais la prise de
contact avec la vie de pèlerin comporte aussi des aspects douloureux (elle
se fait aussi entre les chaussures et les pieds, montagnes vivantes, qui
se peuplent de collines et de crevasses qu'il faut le soir soigner) ou
colorés (enfin ces jambes blanches peuvent brunir au soleil). Les genoux et
les chevilles de tous ont aussi apprécié la dureté de la route tout au long
du chemin.
Le Seigneur dans sa grande bonté a placé sur le chemin de Saint-Jacques de
belles montagnes, des ruisseaux, des forêts d'eucalyptus5, des collines, des pèlerins (la
quantité de cette dernière catégorie s'accroît plus vite
que la décroissance kilométrique à mesure que l'on se rapproche de
l'arrivée), mais aussi des vélos, des chevaux, et des troupeaux de
placides
vaches galiciennes qui mêlent leur voix mélodieuse au chant des
pèlerins. Parfois, à quelque distance du camino, à l'écart de
l'agitation
du chemin balisé, on découvre aussi au détour d'un sentier (dont les voies
sont impénétrables au simple pèlerin tala, mais bien connues de leur
aumônier) une merveilleuse chapelle du plus pur style roman, où l'on
accueille généreusement, tous les cinq ans, les pèlerins talas pour
célébrer la messe. Le pèlerinage, c'est aussi cela : la joie des rencontres
avec les Espagnols qui entretiennent sans relâche les lieux de culte pour
que les groupes de passage fassent vivre de leur prière les sanctuaires du
chemin de Saint-Jacques. Puis nous reprenons la route, heureux d'avoir fait
revivre l'espace d'une messe ces édifices souvent fermés par peur des
dégradations, mais aussi des pèlerins qui s'octroient l'autorisation d'y
dormir.
La solidarité du groupe se forme --- ou se déforme --- au rythme des aléas
de la route. Les repas constituent assurément un moment de convivialité,
au-delà de leur impérieuse nécessité. Un tala en pèlerinage, ça
mange6, c'est
pourquoi de bonnes volontés se sont dévouées pour préparer à l'avance les
menus, et faire un maximum de courses aussi pour nous faire gagner du temps
pendant ces quelques journées bien remplies. Ajoutez à cela le choix
quotidien et éclairé d'une équipe chargée des repas, et nous partageons des
agapes bien plus fraternelles que ne pourraient en offrir les auberges
placées sur notre route. Lors des pauses au cours de la marche, on répartit
fruits secs et parts de gâteaux, indispensables pour avancer. Quelques
innovations gastronomiques ont pu voir le jour, comme la figue séchée au
lait concentré7 ou le
camembert à la crème de marron. L'imagination du tala
ne se limite pas au rayon conserves du supermarché le plus proche : nous
avons pu déguster un succulent pain perdu (heureusement pas pour nos
estomacs), des pastèques locales, du chorizo, bref des menus de
circonstance pour l'événement. Les amateurs de soupe n'ont pas été déçus
non plus. L'équipe de vaisselle conservera en mémoire la plonge de certains
menus qui tiennent autant au corps qu'à la gamelle. Une dernière chose : si
vous croisez quelqu'un avec une bouteille de gaz qui descend dans les
sous-sols du petit séminaire de Saint-Jacques-de-Compostelle, c'est
sûrement que vingt talas affamés attendent leur repas. Donc pas de panique.
À l'étape
Pour trouver un endroit où planter sa tente, il faut s'en remettre à
l'aumônier, qui sait guider son troupeau vers des prés d'herbe fraîche et
le mène vers des eaux tranquilles (quoique parfois un peu polluées tout de
même). Une fois le repérage en camionnette effectué, le tala se contente de
suivre la route en direction de Saint-Jacques, en conversant
tranquillement, et tout à coup on crie «C'est ici ! Oui, je reconnais !».
Alors vite le marcheur s'arrête, ravi de délasser ses jambes fourbues,
tandis que le Père s'active, il est déjà dehors en train de négocier un
lieu pour planter nos tentes, faire la cuisine et pourquoi pas se laver. Le
réseau relationnel facilite grandement le chemin ; ajoutez à cela quelques
phrases d'espagnol, et en deux-trois mots de galicien, vous expliquez la
situation à une brave Espagnole : groupe de Français épuisés par la
distance mais très motivés pour aller embrasser le chef de l'Apôtre,
recherche lieu pour passer la nuit, et célébrer une messe. Cette Providence
féminine vous confie les clés d'une école avec tout le confort pour notre
groupe. Bien sûr, les carnets de pèlerin seront tamponnés, signe de cette
étape brillamment accomplie. Mais d'autres fois, c'est la salle omnisports
qui vous servira d'accueil ainsi qu'à deux cents autres pèlerins. Sur le
sol plastifié du terrain de basket, vous étendez votre sac de couchage; ce
geste, simple en plein air, prend un autre sens dans cette pièce
transformée en étuve. Courageusement, vous insistez pour dormir dans cette
salle remplie d'hommes et de femmes qui convergent vers le même but. C'est
alors que le sommeil gagne certains, et comme le bonheur des uns fait le
malheur des autres, vous partez avec votre sac afin de trouver le sommeil
loin de la chaleur et du souffle des dormeurs un peu bruyants. Pour
l'ambiance du bivouac, on se souviendra du concours de montage de tentes
suivi parfois d'un démontage anticipé, voire nocturne. D'un accueil autour
d'un thé préparé avec de la menthe ramassée en chemin. Ou encore de
découvertes insolites telle une carapace de lucane ramassée dans l'herbe.
Avec toutes ces délicieuses nuits et la clarté des indications
kilométriques et topographiques, vous arrivez à Compostelle. Enfin,
parfois avec des approximations. Quelques exemples : «Non, c'est plus
très loin, je me souviens, encore quelques dizaines de minutes...», ou
bien : «on se retrouve pour le déjeuner, à l'endroit où les routes se
coupent ». Vous partez plein d'entrain, coupez la route de nombreuses fois
et finissez par vous arrêter avant que le soleil se couche. Certains
trouvent aussi le chemin un peu court et font des détours. Tandis que les
talas dociles suivent les flèches jaunes qui marquent notre chemin, le
camino francés, d'autres suivent le chemin qui suit leur
conversation et ainsi les voilà perdus, un méandre de leur pensée les
pousse à se demander où ont bien pu passer les flèches jaunes, il leur
faut bien du courage pour retourner en arrière retrouver cette marque
jaune signalant un trajet suspect, traversant parfois un restaurant ou une
buvette.
Un temps de rencontre avec le Seigneur
Ces dix jours
passés sur les pas de saint Jacques sont l'occasion unique, de par le
cadre et les rencontres, de vivre sa foi. De l'art de vivre sa foi dans
une vie collective et au coeur de l'effort physique. Tout d'abord, la
prière rythme la journée. Au cours de la matinée, et afin de gagner du
temps sur l'heure de départ, nous nous arrêtons pour chanter les Laudes.
C'est toujours avec beaucoup d'étonnement que je lis ces psaumes. Donc
premier moment de communion spirituelle qui rend possible, certains
matins, une marche en silence d'une heure. Ensuite nous demandons au
Seigneur de bénir notre repas. Moment d'étude car il faut apprendre de
nouveaux bénédicités et surtout les chanter avec justesse. Bien sûr, le
grand rendez-vous spirituel est la messe quotidienne, célébrée soit par
les chanoines de Roucevaux ou autres personnes dépositaires des lieux,
soit par notre guide spirituel et logistique, le Père Armogathe, rompu à
l'exercice de la messe en plein air. Il possède à cet effet un
impressionnant arsenal de poids pour retenir la nappe et les pages du
missel qui ont tendance à s'élever au Ciel en même temps que notre prière.
Les homélies concernant le saint du jour (puisque le thème du pélé était
la communion des saints) puis sur la famille, le mariage ou encore la
vocation religieuse ont retenu toute notre attention et suscité une
réflexion personnelle, parfois prolongée dans des échanges lors des temps
de marche. La préparation de la messe par l'équipe liturgique du jour,
avec le choix des chants et la lecture des textes, est aussi un moment qui
participe à la construction de la vie spirituelle du groupe. N'oublions
pas l'aspect culturel : après la messe, nous avions droit en prime à
quelques explications sur la chapelle, l'autel surmonté d'un retable avec
une dizaine de niches de saints, parfois vêtus de costumes régionaux :
vierge avec une grande cape tenant une palme à la main, aux joues bien
roses.
Saint Jacques pèlerin, au dessus de la Porte Sainte de la
cathédrale.
Arrivée à Saint-Jacques
Le temps le plus important du pélé reste notre entrée dans
Saint-Jacques. Notre groupe se rassemble à l'entrée de la ville et c'est en
procession, dans une atmosphère de recueillement, que nous sommes arrivés
au pied de la cathédrale, en chantant la litanie des saints. Rentrer dans
la cathédrale est une affaire plus délicate : cela s'apparente à prendre le
métro aux heures de pointe. Nous avançons doucement en ligne parmi la foule
compacte. Après avoir sacrifié à la tradition (en se cognant la tête sur le
visage taillé à la base de la colonne de l'entrée, cela rend, paraît-il,
intelligent), il faut aller embrasser le chef de l'Apôtre (ce que font
trois mille personnes par jour), et voir la Porte Sainte. Les pèlerins se
livrent à d'autres formes de dévotions : on peut déposer quelque prière à
exaucer, allumer des cierges sans se brûler : en insérant une pièce dans le
tronc, les cierges électriques se mettent à briller sans risque d'être
éteints par un courant d'air. Mais l'essentiel bien sûr est d'assister à la
messe des pèlerins célébrée chaque midi dans diverses langues afin de
satisfaire l'origine variée des fidèles. Le botafumeiro, cet encensoir
gigantesque hissé par huit personnes dans le transept, marque la
bénédiction solennelle de la foule de moins en moins priante, lâchant sa
feuille de messe pour son appareil photo. Il faut reconnaître que le
spectacle mérite l'attention : l'encensoir défie les lois de la gravité,
oscille sous les voûtes. C'est un moment magique offert à tous les
pèlerins. Une fois la messe dite, un chanoine de Saint-Jacques nous remet
notre compostella. La dernière veillée avant la dispersion du groupe
est l'occasion de remercier le Seigneur, une Bible à la main, pour tout ce
qu'il nous a donné à travers ce pèlerinage. C'est un moment d'échange de
notre expérience vécue, avec ses réussites et les attentes plus ou moins
comblées de chacun, les grâces reçues et les découvertes personnelles de
chacun.
Tout cela pour vous dire, même si ce résumé n'est qu'un point de vue
particulier, que le pélé tala est une expérience qui vaut la peine d'être
vécue. Ceux qui ont fait plusieurs pélés tala le confirmeront : chaque
pèlerinage est différent, sa spiritualité et son déroulement ne sont que la
résultante du dynamisme que chacun apporte à sa manière au groupe. Et
n'oubliez pas : en tant que tala, vous portez en vous au moins deux bonnes
raisons d'aller l'année prochaine au pélé d'Assise, la première étant que
chaque membre de l'aumônerie est la pierre vivante du groupe, et la
seconde, que le pèlerinage répond à une nécessité intérieure. Si cette
lecture vous a donné l'envie d'être les artisans du prochain pélé tala, ce
petit tableau impressionniste aura atteint son but, et les écrits
deviendront actes et paroles qui voleront jusqu'aux Cieux.
T.B.
Les adieux, sur le quai de Saint-Jacques...