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Compte-rendu de la La mort et l'au-delà, 1979, du Cardinal Ratzinger

Jeanne Dolléans

Introduction. Chapitre 1 : La position du problème

Au XXième siècle est apparue l'idée que l'eschatologie doit être au coeur de la réflexion chrétienne : si le message de Jésus s'est propagé avec une telle force, c'est parce qu'il annonçait la fin prochaine du monde et la venue du royaume de Dieu.

Mais l'affirmation eschatologique semble s'être profondément dégradée : la joyeuse espérance du prochain retour du Christ, dans le christianisme primitif, a laissé place, à partir du Moyen Âge, à l'angoisse du jugement. Dans l'Église naissante, la foi en la résurrection est liée étroitement à l'espérance de la parousie, tout comme à l'expérience d'une présence définitive dans la célébration de l'eucharistie. Le centre de l'espérance n'est pas dans l'espace ni dans le temps, mais dans le rapport à la personne de Jésus-Christ et dans le désir de son approche. Même au Moyen Âge, le Seigneur, le juge, est aussi invoqué comme le libérateur qui a permis de transformer le jugement en rédemption. Or aujourd'hui, la dernière demande du «Notre-Père», «Délivre-nous du mal», parle plus aux coeurs que le «Que ton règne vienne». Ne sommes-nous pas en présence d'un christianisme pour qui le salut tout entier est derrière lui, et qui n'a plus devant lui que le jugement?

De plus, la question du salut personnel est devenue prééminente et l'a emporté sur celle du sens de l'histoire ; l'espérance confiante et communautaire dans la réalisation du salut du monde a été remplacée par l'individualiste «Sauve ton âme», slogan des missions populaires des XIXième et XXième siècles. Le «salut» avait signifié salut du monde qui me rend heureux moi aussi; le «salut de l'âme» n'en désigne plus qu'une partie et semble menacer le bonheur.

La tâche de l'eschatologie est donc, aujourd'hui, de concilier personne et communauté, présent et avenir.





1- Le problème eschatologique ou l'essence du christianisme

Chapitre 2 : Situation exégétique

Quand on se demande quelle place occupe l'annonce du royaume dans le message de Jésus, il faut distinguer le travail de l'historien, qui interroge avec impartialité les documents anciens, de la question posée par le croyant. L'application idéale de la méthode historique est impossible quand elle porte sur des textes qui touchent l'homme dans les profondeurs de son être ; la compréhension du texte dépend de l'idée que l'homme se fait de la réalité et de sa situation intérieure. Pendant les cent cinquante dernières années, on a voulu transposer les méthodes scientifiques dans le domaine de l'histoire, pour parvenir à des certitudes comparables à celles qu'on obtient dans les sciences. Mais en exégèse, une distanciation de l'observateur par rapport au texte est illusoire : alors que les résultats scientifiques échappent à leurs présupposés historiques, la connaissance exégétique est inséparable de ses antécédents. Une réelle rencontre avec un texte nécessite l'écoute de toute l'histoire de l'exégèse.

Par conséquent, il n'y a de parole de Jésus qu'entendue et reçue en Église. L'Évangile ne s'oppose pas à l'Église comme une «chose en soi» close sur elle-même. Nous devons tenir compte de l'écho historique suscité par le message de Jésus ; c'est dans cet écho que se font jour ses possibilités véritables et la diversité de ses implications. Dans la littérature biblique, la différence entre schème et réalité est fondamentale. L'expression littéraire est schématique : elle ne peut être le simple récit de l'avenir, comme c'est le cas pour le passé. On ne peut connaître la réalité uniquement à partir de l'étude des textes : c'est seulement par l'apport des expériences historiques que la parole acquiert la plénitude de son sens.



Quelle est la signification de l'annonce du royaume par Jésus?

L'expression «royaume des cieux» apparaît comme le mot clé de son enseignement. Or dans la prédication postpascale, ce thème perd de son importance au profit de la christologie. Cela s'explique par le fait que dans l'Évangile, «royaume des cieux» est synonyme de «royaume de Dieu» ; il ne s'agit pas de l'au-delà, mais de Dieu qui agit personnellement. Le «royaume» ne désigne pas un lieu mais le pouvoir vivant de Dieu sur le monde. Le message de Jésus correspond à l'instant présent et non à un futur plus ou moins éloigné. L'attente vise souvent l'intervention de Dieu lui-même ; l'enseignement de Jésus s'insère dans la tradition juive, où l'espérance est très fortement imprégnée des inspirations politiques incluses dans l'idée du royaume davidique. Par ailleurs, Jésus rend indissociables royaume et pénitence, et conçoit la pénitence comme une grâce, offerte et acceptée ; il refuse une justice autonome qui prétend imposer d'elle-même le royaume de Dieu, et lui oppose une rédemption qui est tout entière don. Le message de Jésus sur le royaume porte donc la marque de l'instant présent et non d'un futur plus ou moins éloigné.

Nous pouvons ainsi donner une interprétation christologique de la phrase de Jésus : «Voici que le royaume de Dieu est au milieu de vous.» Jésus est le royaume en personne : son action, sa parole, sa Passion, rendent l'homme libre et instaurent la souveraineté de Dieu. C'est là que le message d'avant et celui d'après Pâques trouvent leur unité : le thème du royaume se transforme en christologie parce qu'avec le Christ vient le règne de Dieu.


Le Christ Pantocrator, Basilique Saint-Marc de Venise

Chapitre 3 : Parole et réalité dans les perspectives actuelles

Contrairement à ce qu'affirment les théologiens de la libération, pratiquer le christianisme n'est pas prendre comme règle l'espérance pour modifier le monde ; le royaume de Dieu n'est pas un concept politique dont on puisse se servir directement pour élaborer une action politique. Transformer l'eschatologie en utopie politique, c'est dévitaliser l'espérance chrétienne et en même temps falsifier le politique parce qu'on justifie alors l'irrationalité et la violence. Si le message du royaume de Dieu a une signification pour le politique, c'est sur le plan de l'éthique, où il a des choses capitales à lui dire. Mais quand on confond eschatologie et politique, la morale s'évanouit, parce qu'elle s'identifie à la question des méthodes les plus appropriées pour atteindre le but absolu. Le christianisme nie que le monde puisse trouver sa plénitude au sein de l'histoire, par des mécanismes programmables; il affirme la certitude du salut, non en vertu d'une raison planifiante, mais grâce à l'invincibilité de l'amour qui a vaincu dans le Christ ressuscité.

Au temps de Jésus, les Juifs attendaient le salut d'un changement des conditions d'existence, et ils se le représentaient comme «une sorte de pays de cocagne à base religieuse». Il faut bien voir que les «Juifs» représentent l'homme en général : si nous avions à faire le projet d'une rédemption pour nous et pour le monde, il ne viserait rien d'autre -- la propagande politique vit de cette attente. La foi moderne au progrès nourrit un désir d'émancipation, qui aboutit finalement à exiger la divinisation de l'homme. L'homme veut la qualité de Dieu ; en cela il a raison, mais il la cherche par des voies illusoires. Il oublie que la victoire du Christ s'est produite par la croix, dans le plus extrême abaissement; le véritable homme-dieu est fils, c'est-à-dire qu'il est tout entier geste de gratitude et de don de soi. «L'homme peut devenir «Dieu» non parce qu'il se fait tel, mais seulement parce qu'il devient «Fils». C'est là, dans le geste filial de Jésus et nulle part ailleurs, que naît le royaume de Dieu. C'est pourquoi les premiers sont les derniers et les derniers sont les premiers ; de là, bénédictions sur ceux qui reproduisent la croix et donc la figure du Fils dans leur vie ; de là, louange aux petits et invitations pressantes à être enfant.»

Le salut ne peut donc être prescrit à l'homme de l'extérieur, mais réclame sa participation comme agent. Il est agent, non comme producteur du royaume de Dieu, mais en acceptant de devenir fils. Le royaume de Dieu n'est pas produit mais il est donné à l'homme, et c'est de cette manière qu'il est espérance.





2- Mort et immortalité. La dimension individuelle de l'eschatologie

Chapitre 4 : Théologie de la mort

Le peuple juif primitif croit que les morts sont séparés du monde des vivants et situés dans une zone où toute communication est absente. La mort équivaut à l'isolement et comporte une teneur spirituelle : toute existence n'est pas forcément vie. Il n'y a vie que là où il y a amour, communion, contact avec Dieu; inversement, la maladie et la solitude correspondent à l'irruption de la mort dans la vie. La mort semble liée au péché, au fait que Yahvé se détourne et le manifeste nettement.

L'expérience de l'exil et les livres sapientiaux renversent cette perspective en montrant que la mort, la maladie et la relégation ne sont pas forcément une punition proportionnée aux péchés, mais peuvent être la voie de celui qui se met au service de Dieu et qui, par ses souffrances, ouvre aux autres un chemin de vie et devient leur sauveur. La souffrance, par amour de Dieu et pour les autres, peut devenir le moyen suprême de rendre Dieu présent; la mort n'apparaît plus comme néant mais comme une force de purification et de transformation.

Si l'on considère le profit et la justice terrestres, le lien entre les actes et leurs résultats, le désespoir ou la rébellion sont inévitables. La réponse à l'absurdité de la vie ne se trouve ni dans la réflexion, ni dans l'observation d'autrui, ni dans la comparaison entre soi et les autres, ni dans l'analyse des événements du monde, mais dans la contemplation de Dieu. C'est elle qui permet à l'homme de faire face à la souffrance; la communion avec Dieu est plus réelle que la mort, elle est la réalité même. L'exemple des martyrs souligne la non-pertinence du lien entre actes et résultat, puisque c'est précisément leur foi et leur justice qui entraînent la perte de leur vie.

Le Nouveau Testament, avec le martyre de Jésus et sa résurrection, donne toute sa dimension à l'Ancien. Le symbole de la croix ne substitue pas quelque glorification de la mort à l'ancienne joie de vivre, mais permet à la mort de ne plus être «le pays abandonné de Dieu». «Avec le Christ, c'est Dieu lui-même qui pénètre dans le royaume de la mort et qui fait de ce lieu sans communication le lieu de sa présence. (...) En la visitant en la personne du Christ, Dieu a vaincu et transfiguré la mort en tant que telle.»

Quel est l'instant où l'homme fait l'expérience de la vie? C'est l'instant de l'amour, qui devient en même temps l'instant de vérité. L'amour survient quand l'homme ose sortir de lui-même et renoncer à soi; il implique donc un événement de mort. La mort apparaît comme néant et comme processus physique de décomposition, mais elle est aussi présente dans l'amour de celui qui s'efface pour faire place à autrui, qui sacrifie son avantage personnel au profit de la vérité et de la justice. «La mort, en tant que telle, est vaincue dans le Christ, en qui cet événement s'est produit par la puissance d'un amour sans limites; elle est vaincue quand on entre dans la mort avec et dans le Christ.» La participation au martyre de Jésus ne commence pas au moment où on accepte de mourir pour lui ; elle est disponibilité de chaque jour à préférer la foi et l'amour à sa propre sécurité. La mort est à la fois impossibilité de communiquer et mouvement qui conduit à la communion ; alors seulement le processus de renoncement à soi-même révèle quelle vacuité il y avait dans notre autonomie personnelle et dans notre désir de survivre, fût-ce en sacrifiant le droit.

Ainsi s'explique la doctrine de la justification par la foi et non par les oeuvres : la justification s'accomplit quand on s'oublie soi-même, grâce à cet esprit d'amour que seule la foi rend possible. La justification par les oeuvres signifierait que l'homme construirait lui-même son immortalité; or il ne subsiste pas par lui-même, en s'appuyant sur lui-même, il s'appuie sur le néant. «Il ne tient jamais sa vie que d'autrui, c'est là une composante de sa vie : il ne peut jamais se la procurer lui-même.» La doctrine de la justification ne conduit pas à la passivité; l'adhésion à la vérité et à l'amour est l'activité suprême de l'homme.

Nous pouvons à présent comprendre l'unité du christianisme : le mystère de la mort et de la résurrection, la justification par la foi, le Dieu trinitaire et donc de l'amour, sont une seule et même réalité. L'eschatologie n'est pas une fuite hors du monde vers l'au-delà : «employer notre vie en faveur de la vérité, du droit et de l'amour, tel est précisément le contenu de l'eschatologie.»

Le but de la foi chrétienne est la vie; elle est donc assentiment à toute vie, où elle voit un don et un reflet de Dieu, qui est vie. Même la souffrance, à travers l'exigence de l'amour mis au service d'autrui, ouvre de nouvelles possibilités d'être et de sens. La foi ne recherche pas la douleur, mais elle sait que, sans elle, la vie ne peut atteindre sa propre plénitude : le désir de vérité et de justice prend toujours le caractère du martyre. La volonté d'esquiver la souffrance, présente dans le stoïcisme et dans la piété asiatique, entraîne un orgueil qui nie la condition humaine. Le Christ, contrairement à Socrate, ne meurt pas dans une noble sérénité, mais dans un cri, après avoir connu l'angoisse d'un abandon total. Abolir complètement la souffrance reviendrait à proscrire l'amour et à refuser la vie. «La crise du monde occidental provient en tout premier lieu d'une éducation et d'une philosophie qui tendent à sauver l'homme sans la croix, contre la croix et donc contre la vérité.»

Chapitre 5 : Immortalité de l'âme et résurrection des morts

Le fait de la résurrection de Jésus, constaté et prêché par les témoins, explique que la résurrection des morts soit devenue l'affirmation fondamentale de la foi chrétienne. Déjà dans l'Ancien Testament, la notion de Dieu implique la résurrection des morts : Dieu dit à Moïse qu'il est «le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob»; or «ce serait faire de Dieu un dieu des morts (...) que de déclarer morts ceux qui appartiennent à celui qui est vie.» Jésus ajoute quelque chose de nouveau : la foi en la résurrection est centrale car elle est induite par la foi en Dieu même. Chez saint Paul, recevoir le baptême signifie accepter de partager la destinée de Jésus, y compris sa mort; et puisque cette mort est cheminement vers la résurrection, souffrir et mourir avec le Christ revient à participer à la résurrection. C'est même parce que cette souffrance conduit à la résurrection que l'homme accepte d'y entrer. La résurrection est donc relative à une personne, Jésus-Christ; si les morts ne ressuscitent pas, le Christ n'est pas ressuscité. Résurrection du Christ et résurrection des morts sont une même réalité.

On peut, avec Matthieu et Jean, aller plus loin : l'attachement à Jésus est déjà résurrection. «Quand la communion avec lui est établie, les limites de la mort sont franchies»; (...) «se nourrir de sa parole et de sa chair équivaut à se nourrir du pain de l'immortalité.» Les frontières entre la vie et la mort s'établissent au sein de la vie humaine, selon que l'on vit avec ou sans le Christ. «On voit que la foi ne bannit pas seulement la peur de la mort, mais également le désir grandissant de mourir, parce qu'elle impose aussi le fardeau du dépérissement quotidien, et la tâche glorieuse d'avoir à lui plaire.»

Ce qui rend l'homme immortel, c'est sa capacité d'être relié à Dieu. Les Grecs avaient compris que la vie est connaissance et contemplation de la vérité, mais l'homme, livré à lui-même et à ses propres forces, ne peut voir Dieu; tel Pierre sur le lac, il se noie à l'instant même. «La vision de Dieu qui est vie ne s'obtient pas par la spéculation de la pensée mais par la pureté d'un coeur simple, par la foi, par l'amour qui se confient à la main du Seigneur.» La christologie complète le thème platonicien de la vérité qui donne la vie en nous indiquant comment y parvenir. Cette ouverture à Dieu est donnée à l'homme, et non produite par sa propre conduite; c'est là le sens du mot «création». L'immortalité n'est pas le fruit d'un effort, mais «renvoie à une pratique de l'accueil, au modèle de l'anéantissement de Jésus, contraire à l'émancipation totale comme voie sans issue de salut».

La conception chrétienne de la vie éternelle peut ainsi se résumer en trois mots : elle est dialogale, globale, solidaire.



3- La vie à venir

Si la question de la mort et de la résurrection peut s'éclairer de visions et d'expériences anthropologiques fondamentales, ce qu'est la vie après la mort, sa nature, est entièrement hors de portée de notre connaissance. «La tradition de foi n'a pas pour but de nourrir la simple curiosité. Quand elle dépasse le champ propre de l'expérience humaine, ce n'est pas pour nous distraire, mais (...) dans la mesure où cela est utile pour nous éclairer dans ce bas-monde.»

Chapitre 6 : La résurrection des morts et le retour du Christ

Selon Paul, le corruptible ne peut devenir incorruptible, et la résurrection ne peut être la simple continuation du monde terrestre : sa rencontre avec le Ressuscité n'a pas été soumise aux lois de la matière, mais s'est apparentée à une épiphanie. La résurrection des corps est autre chose que le retour des corps selon le mode de ce monde. Cependant, Paul considère que la chair et l'esprit du Christ sont un; l'idée que le tout de la création, chair et esprit, entre dans le salut, subsiste donc.

La thèse de Thomas d'Aquin, anima forma corporis («l'âme est la forme du corps») suggère que l'âme et le corps ne sont réalité que l'un par l'autre; bien que n'étant pas la même chose, ils sont pourtant un et constituent l'homme comme un tout entier. Les éléments matériels qui constituent le corps ne reçoivent la qualité de corps que parce qu'ils sont soumis à la force expressive de l'âme. C'est pourquoi l'identité de la corporalité ne dépend pas de la matière mais de l'âme. Ainsi, au moment de la mort, la matière physique demeure mais, organisée par une autre forme, elle devient radicalement autre. Il semble finalement que la matière deviendra, d'une manière nouvelle, le bien propre de l'esprit, et les deux ne feront qu'un; ils seront nouveaux et définitivement voués l'un à l'autre.

Que signifie «résurrection au dernier jour»? En mourant, l'homme sort de l'histoire, mais il ne perd pas sa dimension relationnelle. Or pourrait-il être achevé et parfait tant que la faute dont il est cause continue à faire souffrir des hommes? La faute passée n'empêche pas seulement l'homme de s'asseoir définitivement au festin eschatologique; elle est aussi un obstacle à l'amour, qui ne peut être pleinement accompli tant que restent réels le temps et la souffrance. Une faute qui n'est pas encore payée, la souffrance qu'elle cause, voilà ce qu'est le «purgatoire». C'est participer à la plénitude de la joie divine, avec la certitude que justice et amour finiront par se réaliser, tout en souffrant profondément du poids de l'héritage terrestre; le salut ne peut être total tant qu'il n'est pas réalité pour le dernier des hommes souffrants. Le «corps du Christ» signifie que tous les hommes constituent un organisme, et que le destin de tous est vraiment le destin de chacun; «la place définitive de chacun ne pourra être fixée que quand l'organisme sera tout à fait construit, quand toute l'histoire aura achevé son cours douloureux.»


Le Jugement (cathédrale de Bourges)



Comment le retour du Christ est-il perçu dans la Bible? D'un côté, il semble que la venue du Christ soit imprévisible et que la seule attitude possible soit la «vigilance» : «Ce que je vous dis, je le dis à tous, veillez!» (Mc 13, 37) D'un autre côté, un vaste courant parle de signes avant-coureurs de la venue du Christ, tels que guerres, tremblements de terre, famines, persécution des chrétiens, désolation des lieux saints. Or ces signes correspondent à un état constant du monde, et toutes les générations ont pu les appliquer à leur propre temps. Ces signes obligent donc toute époque à la vigilance, ils contraignent l'homme à rendre son existence disponible au Christ; grâce à eux, le monde est toujours au contact du «Tout-Autre» qui y mettra fin un jour.

Dans l'Ancien Testament, la parousie signifie à la fois irruption d'un cosmocrator qui dépouille les puissants de ce monde, et commencement d'une nouvelle année de Dieu. Le Nouveau Testament parle de la venue de Dieu en termes de liturgie, qui seule peut être en ce monde le lien de contact avec Dieu : «la parousie est le degré suprême d'intensité et de plénitude de la liturgie, et la liturgie est parousie, événement parousial parmi nous.» Par l'eucharistie, Jésus vient sans cesse. Le thème de la parousie devient donc une invitation à vivre la liturgie comme une fête de l'espérance et de la présence du Christ cosmocrator. «Par sa croix, le Seigneur s'en est allé par avance nous préparer une place dans la maison du Père; dans la liturgie, l'Église, marchant avec lui, doit pour ainsi dire lui préparer des habitations dans le monde.»



Qu'en est-il du jugement? Le Christ ne condamne personne, il est pur salut; la damnation est le fait de l'homme qui s'isole et refuse Dieu. «En mourant, l'homme s'en va vers la réalité et la vérité sans voile. (...) Le jeu de masques d'une vie qui se retranche derrière des positions fictives est fini. (...) Le jugement consiste à mettre bas les masques, et c'est la mort qui les fait tomber. Le jugement, c'est simplement la vérité même, sa manifestation.» Cette vérité, c'est Dieu en personne; mais Dieu est vérité pour l'homme parce qu'il s'est fait homme, et qu'ainsi il est le modèle de l'homme. «C'est en cela qu'il y a refonte rédemptrice de l'idée de jugement dans la foi chrétienne : la vérité qui juge l'homme est elle-même venue le sauver.» Le sens de la vie terrestre du Christ a été de se construire un corps; son corps, c'est lui; la rencontre avec le Christ s'opère donc dans la rencontre avec les siens, dans la rencontre avec son corps.

Chapitre 7 : Enfer, purgatoire, ciel

Le dogme de l'existence de l'enfer et de l'éternité des châtiments repose sur une base biblique solide. L'attente d'une réconciliation universelle, au contraire, n'a pas de fondement biblique. Dieu a en effet un respect absolu de la liberté de sa créature; l'homme a le droit de dire «non» à Dieu. Le christianisme affirme la grandeur de l'homme; la vie humaine, loin d'être «un pion sur l'échiquier de Dieu», est une affaire sérieuse. Cette gravité de l'existence humaine devient perceptible dans la croix du Christ; la souffrance et la mort sont pour Dieu des réalités. Dans l'histoire des saints, surtout chez Jean de la Croix et Thérèse de Lisieux, l'enfer a ainsi pu prendre une signification nouvelle : il ne s'agit plus d'une menace brandie contre les autres, mais d'un appel à souffrir la communion avec le Christ en partageant ses ténèbres.



L'état intermédiaire entre la mort et la résurrection au dernier jour s'appelle le purgatoire. Les éléments essentiels de la doctrine du purgatoire proviennent de la tradition judéo-chrétienne : le purgatoire est conçu comme un lieu de purification, où la souffrance des âmes les prépare au salut définitif. La plupart des hommes ne peuvent, à cause de leurs péchés, entrer directement dans la communauté avec le Christ; ils ont besoin d'un temps de pénitence, qui n'existe pas seulement sur terre mais aussi dans l'au-delà. Le purgatoire est «le processus interne et nécessaire de transformation de l'homme, par lequel ce dernier devient capable du Christ, capable de Dieu et par suite capable de s'unir à toute la communion des saints». Cette opération ne signifie pas une victoire des oeuvres sur la grâce, au contraire : la pénitence est une possibilité offerte, qui naît de la grâce. L'expiation du mal causé, tout comme l'intercession des saints, révèlent que «rencontrer le Christ, c'est être mis en présence de tout son corps, de ma faute contre les membres souffrants de ce corps et de son amour pardonnant qui émane du Christ». «Pour les chrétiens, les possibilités d'aider et de donner ne s'éteignent pas avec la mort, mais englobent toute la communio sanctorum, de part et d'autre du seuil de la mort.»



L'image du ciel désigne «l'accomplissement définitif de l'existence humaine par l'amour accompli auquel tend la foi.» Le ciel se définit d'abord d'un point de vue christologique : l'homme est dans le ciel quand et dans la mesure où il est auprès du Christ. Le ciel a aussi une dimension ecclésiologique : il implique l'association de tous ceux qui constituent le corps du Christ, l'ouverture de tout le corps à chacun de ses membres. Il a un aspect anthropologique : l'inclusion du moi dans le corps du Christ n'entraîne pas la dissolution du moi; le ciel est réponse à chaque homme, à chaque vie, à chaque cheminement, dans sa singularité irremplaçable. Enfin, «l'«élévation» du Christ, c'est-à-dire l'entrée de son humanité au sein de la Trinité par la résurrection ne signifie certes pas son éloignement du monde, mais un nouveau mode de présence dans le monde. (...) On ne peut donc pas localiser le ciel, ni dans ni hors de notre système spatial (...). Par ciel, on entend plutôt cette puissance sur le monde qui appartient au nouvel «espace» que constitue le corps du Christ, la communion des saints.» On ne peut donc exclure complètement le ciel de ce monde : «toute la création est faite pour devenir le vaisseau de la gloire de Dieu.»
J.D.



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