Compte-rendu de la La mort et l'au-delà, 1979, du
Cardinal Ratzinger
Jeanne Dolléans
Introduction. Chapitre 1 : La position du problème
Au XXième siècle est apparue l'idée que l'eschatologie doit être au
coeur de la réflexion chrétienne : si le message de Jésus s'est
propagé avec une telle force, c'est parce qu'il annonçait la fin
prochaine du monde et la venue du royaume de Dieu.
Mais l'affirmation eschatologique semble s'être profondément dégradée
: la joyeuse espérance du prochain retour du Christ, dans le
christianisme primitif, a laissé place, à partir du Moyen Âge, à
l'angoisse du jugement. Dans l'Église naissante, la foi en la
résurrection est liée étroitement à l'espérance de la parousie, tout
comme à l'expérience d'une présence définitive dans la célébration de
l'eucharistie. Le centre de l'espérance n'est pas dans l'espace ni
dans le temps, mais dans le rapport à la personne de Jésus-Christ et
dans le désir de son approche. Même au Moyen Âge, le Seigneur, le
juge, est aussi invoqué comme le libérateur qui a permis de
transformer le jugement en rédemption. Or aujourd'hui, la dernière
demande du «Notre-Père», «Délivre-nous du mal», parle
plus aux coeurs que le «Que ton règne vienne». Ne
sommes-nous pas en présence d'un christianisme pour qui le salut tout
entier est derrière lui, et qui n'a plus devant lui que le jugement?
De plus, la question du salut personnel est devenue prééminente et l'a
emporté sur celle du sens de l'histoire ; l'espérance confiante et
communautaire dans la réalisation du salut du monde a été remplacée
par l'individualiste «Sauve ton âme», slogan des missions
populaires des XIXième et XXième siècles. Le «salut» avait
signifié salut du monde qui me rend heureux moi aussi; le «salut
de l'âme» n'en désigne plus qu'une partie et semble menacer le
bonheur.
La tâche de l'eschatologie est donc, aujourd'hui, de concilier
personne et communauté, présent et avenir.
1- Le problème eschatologique ou l'essence du
christianisme
Chapitre 2 : Situation exégétique
Quand on se demande quelle place occupe l'annonce du royaume dans le
message de Jésus, il faut distinguer le travail de l'historien, qui
interroge avec impartialité les documents anciens, de la question
posée par le croyant. L'application idéale de la méthode historique
est impossible quand elle porte sur des textes qui touchent l'homme
dans les profondeurs de son être ; la compréhension du texte dépend de
l'idée que l'homme se fait de la réalité et de sa situation
intérieure. Pendant les cent cinquante dernières années, on a voulu
transposer les méthodes scientifiques dans le domaine de l'histoire,
pour parvenir à des certitudes comparables à celles qu'on obtient dans
les sciences. Mais en exégèse, une distanciation de l'observateur par
rapport au texte est illusoire : alors que les résultats scientifiques
échappent à leurs présupposés historiques, la connaissance exégétique
est inséparable de ses antécédents. Une réelle rencontre avec un texte
nécessite l'écoute de toute l'histoire de l'exégèse.
Par conséquent, il n'y a de parole de Jésus qu'entendue et reçue en
Église. L'Évangile ne s'oppose pas à l'Église comme une «chose en
soi» close sur elle-même. Nous devons tenir compte de l'écho
historique suscité par le message de Jésus ; c'est dans cet écho que
se font jour ses possibilités véritables et la diversité de ses
implications. Dans la littérature biblique, la différence entre schème
et réalité est fondamentale. L'expression littéraire est schématique :
elle ne peut être le simple récit de l'avenir, comme c'est le cas pour
le passé. On ne peut connaître la réalité uniquement à partir de
l'étude des textes : c'est seulement par l'apport des expériences
historiques que la parole acquiert la plénitude de son sens.
Quelle est la signification de l'annonce du royaume par Jésus?
L'expression «royaume des cieux» apparaît comme le mot clé de
son enseignement. Or dans la prédication postpascale, ce thème perd de
son importance au profit de la christologie. Cela s'explique par le
fait que dans l'Évangile, «royaume des cieux» est synonyme de
«royaume de Dieu» ; il ne s'agit pas de l'au-delà, mais de
Dieu qui agit personnellement. Le «royaume» ne désigne pas un
lieu mais le pouvoir vivant de Dieu sur le monde. Le message de Jésus
correspond à l'instant présent et non à un futur plus ou moins
éloigné. L'attente vise souvent l'intervention de Dieu lui-même ;
l'enseignement de Jésus s'insère dans la tradition juive, où
l'espérance est très fortement imprégnée des inspirations politiques
incluses dans l'idée du royaume davidique. Par ailleurs, Jésus rend
indissociables royaume et pénitence, et conçoit la pénitence comme une
grâce, offerte et acceptée ; il refuse une justice autonome qui
prétend imposer d'elle-même le royaume de Dieu, et lui oppose une
rédemption qui est tout entière don. Le message de Jésus sur le
royaume porte donc la marque de l'instant présent et non d'un futur
plus ou moins éloigné.
Nous pouvons ainsi donner une interprétation christologique de la
phrase de Jésus : «Voici que le royaume de Dieu est au milieu de
vous.» Jésus est le royaume en personne : son action, sa parole,
sa Passion, rendent l'homme libre et instaurent la souveraineté de
Dieu. C'est là que le message d'avant et celui d'après Pâques trouvent
leur unité : le thème du royaume se transforme en christologie parce
qu'avec le Christ vient le règne de Dieu.
Le Christ Pantocrator, Basilique Saint-Marc de Venise
Chapitre 3 : Parole et réalité dans les
perspectives actuelles
Contrairement à ce qu'affirment les théologiens de la libération,
pratiquer le christianisme n'est pas prendre comme règle l'espérance
pour modifier le monde ; le royaume de Dieu n'est pas un concept
politique dont on puisse se servir directement pour élaborer une
action politique. Transformer l'eschatologie en utopie politique,
c'est dévitaliser l'espérance chrétienne et en même temps falsifier le
politique parce qu'on justifie alors l'irrationalité et la
violence. Si le message du royaume de Dieu a une signification pour le
politique, c'est sur le plan de l'éthique, où il a des choses
capitales à lui dire. Mais quand on confond eschatologie et politique,
la morale s'évanouit, parce qu'elle s'identifie à la question des
méthodes les plus appropriées pour atteindre le but absolu. Le
christianisme nie que le monde puisse trouver sa plénitude au sein de
l'histoire, par des mécanismes programmables; il affirme la certitude
du salut, non en vertu d'une raison planifiante, mais grâce à
l'invincibilité de l'amour qui a vaincu dans le Christ ressuscité.
Au temps de Jésus, les Juifs attendaient le salut d'un changement des
conditions d'existence, et ils se le représentaient comme «une
sorte de pays de cocagne à base religieuse». Il faut bien voir que
les «Juifs» représentent l'homme en général : si nous avions à
faire le projet d'une rédemption pour nous et pour le monde, il ne
viserait rien d'autre -- la propagande politique vit de cette
attente. La foi moderne au progrès nourrit un désir d'émancipation,
qui aboutit finalement à exiger la divinisation de l'homme. L'homme
veut la qualité de Dieu ; en cela il a raison, mais il la cherche par
des voies illusoires. Il oublie que la victoire du Christ s'est
produite par la croix, dans le plus extrême abaissement; le véritable
homme-dieu est fils, c'est-à-dire qu'il est tout entier geste de
gratitude et de don de soi. «L'homme peut devenir «Dieu»
non parce qu'il se fait tel, mais seulement parce qu'il devient
«Fils». C'est là, dans le geste filial de Jésus et nulle part
ailleurs, que naît le royaume de Dieu. C'est pourquoi les premiers
sont les derniers et les derniers sont les premiers ; de là,
bénédictions sur ceux qui reproduisent la croix et donc la figure du
Fils dans leur vie ; de là, louange aux petits et invitations
pressantes à être enfant.»
Le salut ne peut donc être prescrit à l'homme de l'extérieur, mais
réclame sa participation comme agent. Il est agent, non comme
producteur du royaume de Dieu, mais en acceptant de devenir fils. Le
royaume de Dieu n'est pas produit mais il est donné à l'homme, et
c'est de cette manière qu'il est espérance.
2- Mort et immortalité. La dimension individuelle de
l'eschatologie
Chapitre 4 : Théologie de la mort
Le peuple juif primitif croit que les morts sont séparés du monde des vivants et situés dans une zone où toute communication est absente. La mort équivaut à l'isolement et comporte une teneur
spirituelle : toute existence n'est pas forcément vie. Il n'y a vie
que là où il y a amour, communion, contact avec Dieu; inversement, la
maladie et la solitude correspondent à l'irruption de la mort dans la
vie. La mort semble liée au péché, au fait que Yahvé se détourne et le
manifeste nettement.
L'expérience de l'exil et les livres sapientiaux renversent cette perspective en montrant que la mort, la maladie et la relégation ne sont pas forcément une punition proportionnée aux péchés, mais peuvent être la voie de celui qui se met au service de Dieu et qui, par ses souffrances, ouvre aux
autres un chemin de vie et devient leur sauveur. La souffrance, par
amour de Dieu et pour les autres, peut devenir le moyen suprême de
rendre Dieu présent; la mort n'apparaît plus comme néant mais comme
une force de purification et de transformation.
Si l'on considère le profit et la justice terrestres, le lien entre
les actes et leurs résultats, le désespoir ou la rébellion sont
inévitables. La réponse à l'absurdité de la vie ne se trouve ni dans
la réflexion, ni dans l'observation d'autrui, ni dans la comparaison
entre soi et les autres, ni dans l'analyse des événements du monde,
mais dans la contemplation de Dieu. C'est elle qui permet à l'homme de
faire face à la souffrance; la communion avec Dieu est plus réelle que
la mort, elle est la réalité même. L'exemple des martyrs souligne la
non-pertinence du lien entre actes et résultat, puisque c'est
précisément leur foi et leur justice qui entraînent la perte de leur
vie.
Le Nouveau Testament, avec le martyre de Jésus et sa résurrection,
donne toute sa dimension à l'Ancien. Le symbole de la croix ne
substitue pas quelque glorification de la mort à l'ancienne joie de
vivre, mais permet à la mort de ne plus être «le pays abandonné de
Dieu». «Avec le Christ, c'est Dieu lui-même qui pénètre dans
le royaume de la mort et qui fait de ce lieu sans communication le
lieu de sa présence. (...) En la visitant en la personne du Christ,
Dieu a vaincu et transfiguré la mort en tant que telle.»
Quel est l'instant où l'homme fait l'expérience de la vie? C'est
l'instant de l'amour, qui devient en même temps l'instant de
vérité. L'amour survient quand l'homme ose sortir de lui-même et
renoncer à soi; il implique donc un événement de mort. La mort
apparaît comme néant et comme processus physique de décomposition,
mais elle est aussi présente dans l'amour de celui qui s'efface pour
faire place à autrui, qui sacrifie son avantage personnel au profit de
la vérité et de la justice. «La mort, en tant que telle, est
vaincue dans le Christ, en qui cet événement s'est produit par la
puissance d'un amour sans limites; elle est vaincue quand on entre
dans la mort avec et dans le Christ.» La participation au martyre
de Jésus ne commence pas au moment où on accepte de mourir pour lui ;
elle est disponibilité de chaque jour à préférer la foi et l'amour à
sa propre sécurité. La mort est à la fois impossibilité de communiquer
et mouvement qui conduit à la communion ; alors seulement le processus
de renoncement à soi-même révèle quelle vacuité il y avait dans notre
autonomie personnelle et dans notre désir de survivre, fût-ce en
sacrifiant le droit.
Ainsi s'explique la doctrine de la justification par la foi et non par
les oeuvres : la justification s'accomplit quand on s'oublie soi-même,
grâce à cet esprit d'amour que seule la foi rend possible. La
justification par les oeuvres signifierait que l'homme construirait
lui-même son immortalité; or il ne subsiste pas par lui-même, en
s'appuyant sur lui-même, il s'appuie sur le néant. «Il ne tient
jamais sa vie que d'autrui, c'est là une composante de sa vie : il ne
peut jamais se la procurer lui-même.» La doctrine de la
justification ne conduit pas à la passivité; l'adhésion à la vérité et
à l'amour est l'activité suprême de l'homme.
Nous pouvons à présent comprendre l'unité du christianisme : le
mystère de la mort et de la résurrection, la justification par la foi,
le Dieu trinitaire et donc de l'amour, sont une seule et même
réalité. L'eschatologie n'est pas une fuite hors du monde vers
l'au-delà : «employer notre vie en faveur de la vérité, du droit
et de l'amour, tel est précisément le contenu de l'eschatologie.»
Le but de la foi chrétienne est la vie; elle est donc assentiment à
toute vie, où elle voit un don et un reflet de Dieu, qui est vie. Même
la souffrance, à travers l'exigence de l'amour mis au service
d'autrui, ouvre de nouvelles possibilités d'être et de sens. La foi ne
recherche pas la douleur, mais elle sait que, sans elle, la vie ne
peut atteindre sa propre plénitude : le désir de vérité et de justice
prend toujours le caractère du martyre. La volonté d'esquiver la
souffrance, présente dans le stoïcisme et dans la piété asiatique,
entraîne un orgueil qui nie la condition humaine. Le Christ,
contrairement à Socrate, ne meurt pas dans une noble sérénité, mais
dans un cri, après avoir connu l'angoisse d'un abandon total. Abolir
complètement la souffrance reviendrait à proscrire l'amour et à
refuser la vie. «La crise du monde occidental provient en tout
premier lieu d'une éducation et d'une philosophie qui tendent à sauver
l'homme sans la croix, contre la croix et donc contre la vérité.»
Chapitre 5 : Immortalité de l'âme et résurrection
des morts
Le fait de la résurrection de Jésus, constaté et prêché par les
témoins, explique que la résurrection des morts soit devenue
l'affirmation fondamentale de la foi chrétienne. Déjà dans l'Ancien
Testament, la notion de Dieu implique la résurrection des morts : Dieu
dit à Moïse qu'il est «le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de
Jacob»; or «ce serait faire de Dieu un dieu des morts (...)
que de déclarer morts ceux qui appartiennent à celui qui est vie.»
Jésus ajoute quelque chose de nouveau : la foi en la résurrection est
centrale car elle est induite par la foi en Dieu même. Chez saint Paul,
recevoir le baptême signifie accepter de partager la destinée de
Jésus, y compris sa mort; et puisque cette mort est cheminement vers
la résurrection, souffrir et mourir avec le Christ revient à
participer à la résurrection. C'est même parce que cette souffrance
conduit à la résurrection que l'homme accepte d'y entrer. La
résurrection est donc relative à une personne, Jésus-Christ; si les
morts ne ressuscitent pas, le Christ n'est pas
ressuscité. Résurrection du Christ et résurrection des morts sont une
même réalité.
On peut, avec Matthieu et Jean, aller plus loin : l'attachement à
Jésus est déjà résurrection. «Quand la communion avec lui est
établie, les limites de la mort sont franchies»; (...) «se
nourrir de sa parole et de sa chair équivaut à se nourrir du pain de
l'immortalité.» Les frontières entre la vie et la mort
s'établissent au sein de la vie humaine, selon que l'on vit avec ou
sans le Christ. «On voit que la foi ne bannit pas seulement la
peur de la mort, mais également le désir grandissant de mourir, parce
qu'elle impose aussi le fardeau du dépérissement quotidien, et la
tâche glorieuse d'avoir à lui plaire.»
Ce qui rend l'homme immortel, c'est sa capacité d'être relié à
Dieu. Les Grecs avaient compris que la vie est connaissance et
contemplation de la vérité, mais l'homme, livré à lui-même et à ses
propres forces, ne peut voir Dieu; tel Pierre sur le lac, il se noie à
l'instant même. «La vision de Dieu qui est vie ne s'obtient pas
par la spéculation de la pensée mais par la pureté d'un coeur simple,
par la foi, par l'amour qui se confient à la main du Seigneur.» La
christologie complète le thème platonicien de la vérité qui donne la
vie en nous indiquant comment y parvenir. Cette ouverture à Dieu est
donnée à l'homme, et non produite par sa propre conduite; c'est là le
sens du mot «création». L'immortalité n'est pas le fruit d'un
effort, mais «renvoie à une pratique de l'accueil, au modèle de
l'anéantissement de Jésus, contraire à l'émancipation totale comme
voie sans issue de salut».
La conception chrétienne de la vie éternelle peut ainsi se résumer en
trois mots : elle est dialogale, globale, solidaire.
-
L'immortalité est dialogale car elle procède de l'union à
Dieu. Parce que Dieu est le Dieu des vivants et appelle l'homme
par son nom, celui-ci ne peut périr. Dieu est vie parce qu'il est
relation; c'est cette relation à Dieu qui rend l'homme immortel,
et non son propre pouvoir.
- L'immortalité est globale car l'homme tout entier ressuscite; la
distinction entre âme et corps est devenue inadmissible. «Même
dans l'incessante usure du corps, c'est bien l'homme unique,
l'homme tout entier qui marche vers l'éternité et, en tant que
créature de Dieu, mûrit, dans sa vie physique, pour contempler
Dieu face à face.»
- L'immortalité est solidaire car le dialogue chrétien avec
Dieu passe par les hommes, par l'histoire au cours de laquelle
Dieu parle avec les hommes. Il se réalise dans le «corps du
Christ», c'est-à-dire quand l'homme devient fils avec le Fils,
et donc un avec tous ceux qui cherchent le Père.
3- La vie à venir
Si la question de la mort et de la résurrection peut s'éclairer de
visions et d'expériences anthropologiques fondamentales, ce qu'est la
vie après la mort, sa nature, est entièrement hors de portée de notre
connaissance. «La tradition de foi n'a pas pour but de nourrir la
simple curiosité. Quand elle dépasse le champ propre de l'expérience
humaine, ce n'est pas pour nous distraire, mais (...) dans la mesure
où cela est utile pour nous éclairer dans ce bas-monde.»
Chapitre 6 : La résurrection des morts et le
retour du Christ
Selon Paul, le corruptible ne peut devenir incorruptible, et la
résurrection ne peut être la simple continuation du monde terrestre :
sa rencontre avec le Ressuscité n'a pas été soumise aux lois de la
matière, mais s'est apparentée à une épiphanie. La résurrection des
corps est autre chose que le retour des corps selon le mode de ce
monde. Cependant, Paul considère que la chair et l'esprit du Christ
sont un; l'idée que le tout de la création, chair et esprit, entre
dans le salut, subsiste donc.
La thèse de Thomas d'Aquin, anima forma corporis («l'âme
est la forme du corps») suggère que l'âme et le corps ne sont
réalité que l'un par l'autre; bien que n'étant pas la même chose, ils
sont pourtant un et constituent l'homme comme un tout entier. Les
éléments matériels qui constituent le corps ne reçoivent la qualité de
corps que parce qu'ils sont soumis à la force expressive de
l'âme. C'est pourquoi l'identité de la corporalité ne dépend pas de la
matière mais de l'âme. Ainsi, au moment de la mort, la matière
physique demeure mais, organisée par une autre forme, elle devient
radicalement autre. Il semble finalement que la matière deviendra,
d'une manière nouvelle, le bien propre de l'esprit, et les deux ne
feront qu'un; ils seront nouveaux et définitivement voués l'un à
l'autre.
Que signifie «résurrection au dernier jour»? En mourant,
l'homme sort de l'histoire, mais il ne perd pas sa dimension
relationnelle. Or pourrait-il être achevé et parfait tant que la faute
dont il est cause continue à faire souffrir des hommes? La faute
passée n'empêche pas seulement l'homme de s'asseoir définitivement au
festin eschatologique; elle est aussi un obstacle à l'amour, qui ne
peut être pleinement accompli tant que restent réels le temps et la
souffrance. Une faute qui n'est pas encore payée, la souffrance
qu'elle cause, voilà ce qu'est le «purgatoire». C'est
participer à la plénitude de la joie divine, avec la certitude que
justice et amour finiront par se réaliser, tout en souffrant
profondément du poids de l'héritage terrestre; le salut ne peut être
total tant qu'il n'est pas réalité pour le dernier des hommes
souffrants. Le «corps du Christ» signifie que tous les hommes
constituent un organisme, et que le destin de tous est vraiment le
destin de chacun; «la place définitive de chacun ne pourra être
fixée que quand l'organisme sera tout à fait construit, quand toute
l'histoire aura achevé son cours douloureux.»
Le Jugement (cathédrale de Bourges)
Comment le retour du Christ est-il perçu dans la Bible? D'un côté, il
semble que la venue du Christ soit imprévisible et que la seule
attitude possible soit la «vigilance» : «Ce que je vous
dis, je le dis à tous, veillez!» (Mc 13, 37) D'un autre côté, un
vaste courant parle de signes avant-coureurs de la venue du Christ,
tels que guerres, tremblements de terre, famines, persécution des
chrétiens, désolation des lieux saints. Or ces signes correspondent à
un état constant du monde, et toutes les générations ont pu les
appliquer à leur propre temps. Ces signes obligent donc toute époque à
la vigilance, ils contraignent l'homme à rendre son existence
disponible au Christ; grâce à eux, le monde est toujours au contact du
«Tout-Autre» qui y mettra fin un jour.
Dans l'Ancien Testament, la parousie signifie à la fois irruption
d'un cosmocrator qui dépouille les puissants de ce monde, et
commencement d'une nouvelle année de Dieu. Le Nouveau Testament parle
de la venue de Dieu en termes de liturgie, qui seule peut être en ce
monde le lien de contact avec Dieu : «la parousie est le degré
suprême d'intensité et de plénitude de la liturgie, et la liturgie est
parousie, événement parousial parmi nous.» Par l'eucharistie,
Jésus vient sans cesse. Le thème de la parousie devient donc une
invitation à vivre la liturgie comme une fête de l'espérance et de la
présence du Christ cosmocrator. «Par sa croix, le Seigneur s'en
est allé par avance nous préparer une place dans la maison du Père;
dans la liturgie, l'Église, marchant avec lui, doit pour ainsi dire
lui préparer des habitations dans le monde.»
Qu'en est-il du jugement? Le Christ ne condamne personne, il est pur salut; la damnation est le fait de l'homme qui s'isole et refuse Dieu. «En mourant, l'homme s'en va vers la réalité et la vérité sans voile. (...) Le jeu de masques d'une vie qui se retranche derrière des positions fictives est fini. (...) Le jugement consiste à mettre bas les masques, et c'est la mort qui les fait tomber. Le jugement, c'est simplement la vérité même, sa manifestation.» Cette vérité, c'est Dieu en personne; mais Dieu est vérité pour l'homme parce qu'il s'est fait homme, et qu'ainsi il est le modèle de l'homme.
«C'est en cela qu'il y a refonte rédemptrice de l'idée de jugement
dans la foi chrétienne : la vérité qui juge l'homme est elle-même
venue le sauver.» Le sens de la vie terrestre du Christ a été de
se construire un corps; son corps, c'est lui; la rencontre avec le
Christ s'opère donc dans la rencontre avec les siens, dans la
rencontre avec son corps.
Chapitre 7 : Enfer, purgatoire, ciel
Le dogme de l'existence de l'enfer et de l'éternité des châtiments
repose sur une base biblique solide. L'attente d'une réconciliation
universelle, au contraire, n'a pas de fondement biblique. Dieu a en
effet un respect absolu de la liberté de sa créature; l'homme a le
droit de dire «non» à Dieu. Le christianisme affirme la
grandeur de l'homme; la vie humaine, loin d'être «un pion sur
l'échiquier de Dieu», est une affaire sérieuse. Cette gravité de
l'existence humaine devient perceptible dans la croix du Christ; la
souffrance et la mort sont pour Dieu des réalités. Dans l'histoire des
saints, surtout chez Jean de la Croix et Thérèse de Lisieux, l'enfer a
ainsi pu prendre une signification nouvelle : il ne s'agit plus d'une
menace brandie contre les autres, mais d'un appel à souffrir la
communion avec le Christ en partageant ses ténèbres.
L'état intermédiaire entre la mort et la résurrection au dernier jour
s'appelle le purgatoire. Les éléments essentiels de la doctrine du
purgatoire proviennent de la tradition judéo-chrétienne : le
purgatoire est conçu comme un lieu de purification, où la souffrance
des âmes les prépare au salut définitif. La plupart des hommes ne
peuvent, à cause de leurs péchés, entrer directement dans la
communauté avec le Christ; ils ont besoin d'un temps de pénitence, qui
n'existe pas seulement sur terre mais aussi dans l'au-delà. Le
purgatoire est «le processus interne et nécessaire de
transformation de l'homme, par lequel ce dernier devient capable du
Christ, capable de Dieu et par suite capable de s'unir à toute la
communion des saints». Cette opération ne signifie pas une
victoire des oeuvres sur la grâce, au contraire : la pénitence est une
possibilité offerte, qui naît de la grâce. L'expiation du mal causé,
tout comme l'intercession des saints, révèlent que «rencontrer le
Christ, c'est être mis en présence de tout son corps, de ma faute
contre les membres souffrants de ce corps et de son amour pardonnant
qui émane du Christ». «Pour les chrétiens, les possibilités
d'aider et de donner ne s'éteignent pas avec la mort, mais englobent
toute la communio sanctorum, de part et d'autre du seuil de la
mort.»
L'image du ciel désigne «l'accomplissement définitif de l'existence humaine par l'amour accompli auquel tend la foi.» Le ciel se définit d'abord d'un point de vue christologique : l'homme est dans le ciel quand et dans la mesure où il est auprès du Christ. Le ciel a aussi une dimension ecclésiologique : il implique l'association de tous ceux qui constituent le corps du Christ, l'ouverture de tout le corps à chacun de ses membres. Il a un aspect anthropologique : l'inclusion du moi dans le corps du Christ n'entraîne pas la dissolution du moi; le ciel est réponse à chaque homme, à chaque vie, à chaque cheminement, dans sa singularité irremplaçable. Enfin,
«l'«élévation» du Christ, c'est-à-dire l'entrée de son
humanité au sein de la Trinité par la résurrection ne signifie certes
pas son éloignement du monde, mais un nouveau mode de présence dans le
monde. (...) On ne peut donc pas localiser le ciel, ni dans ni hors de
notre système spatial (...). Par ciel, on entend plutôt cette puissance
sur le monde qui appartient au nouvel «espace» que constitue
le corps du Christ, la communion des saints.» On ne peut donc
exclure complètement le ciel de ce monde : «toute la création est
faite pour devenir le vaisseau de la gloire de Dieu.»
J.D.