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D'ici à l'éternité

L'espérance à l'épreuve de la mort

Enrica Zanin





<< Tu crois à la vie éternelle par peur de la mort >>. Juste remarque d'un penseur athée ou d'un croyant en crise: croire à la résurrection des corps, au paradis, à la vie éternelle est sans doute une réponse possible à la peur de la mort, qui touche tout homme. Face à l'abîme du néant et à la souffrance, nous désirons de toutes nos forces que notre vie soit heureuse, paisible, pérenne. Ce désir révèle notre humanité: la conscience de la mort, la volonté de la dépasser est ce qui fait notre grandeur, diraient (autrement) Pascal, ou Kant, ou saint Paul. Mais si nous en restons là, c'est une humanité naïve, illusionnée, égoïste que nous révélons. L'humanité qu'à juste titre notre interlocuteur athée critique. Car le désir d'immortalité répond d'abord à la peur de la souffrance : nous avons peur de l'agonie qui précède la mort. Nous avons peur du néant qui la suit : le paradis viendrait remplir ce vide embarrassant du non être, nous donnerait de quoi occuper agréablement une éternité qui risque autrement de se faire sans nous. Le paradis rassure notre égotisme, sans ébranler le principe de conservation : je meurs, mais pas vraiment, car je vais bientôt retrouver mon corps (si possible, rajeuni d'une trentaine d'années) et fêter les retrouvailles avec le reste des humains. La mort ne me disloque donc pas, ne me décentre pas d'un pouce : mon nombril reste le lieu le plus intéressant de la planète, car il vivra éternellement. Enfin, le paradis sert d'entrepôt provisoire : ce que j'ai du mal à résoudre ici bas -- ma vie affective, ma vie professionnelle -- n'est que transitoire. J'ai devant moi une éternité paradisiaque, par rapport à quoi mes échecs mondains sont peu de chose. Je peux bien les oublier, car les affligés seront consolés, et ma récompense sera grande dans les cieux.

Ces quatre arguments (refus de la souffrance, refus du néant, égocentrisme, évasion) sont les quatre piliers du paradis artificiel, qui couvre quelque peu notre peur de la mort. Mais c'est un paradis instable. Le croyant est vite accusé de lâcheté (il ne regarde pas en face le néant qui le traque), d'optimisme naïf (la mort est un fait), d'égoïsme, de fuite du réel. Quelle alternative propose alors l'athéisme à ce paradis de carton-pâte? Une banalisation du problème : la mort existe et c'est naturel, nous sommes des mammifères, mais si l'individu meurt, l'espèce continue. Cette réponse évacue le problème, plus scientifiquement sans doute que notre paradis, mais sans prendre vraiment au sérieux la peur de l'homme. Autre réponse, stoïque cette fois : la mort est un fait, mais l'homme par son intelligence et sa volonté peut la dépasser dans l'action, l'art ou la science. Mais alors, pour ceux qui n'auraient ni l'intelligence, ni l'art, ni la science, point de salut. Pour les faibles qui n'arriveraient pas à sublimer leur désir d'éternité dans l'ascèse de la volonté, il n'y aurait qu'une animale mort biologique.

J'ai peut-être présenté ces trois réponses à la peur de la mort de façon caricaturale, mais c'est souvent ainsi qu'elles sont exposées. Parce qu'elles trahissent un certain désintérêt. Ou une certaine peur, la peur de la peur de la mort. Car avoir peur de la mort, c'est justement ce qui est considéré comme lâche, égoïste, immature. Alors que c'est précisément cette peur et le désir de l'abolir qui fait de nous des hommes, plus que toute théorie déterministe ou idéaliste! Il faut donc d'abord prendre au sérieux ce désir de l'homme (impur, égoïste) pour comprendre le sens de notre espérance dans une vie éternelle.





La croyance dans le paradis, me semble-t-il, est la seule réponse qui n'évacue pas la peur de la mort : nous désirons la vie éternelle parce que nous prenons au sérieux la peur de la mort. Mais, dans sa formulation primaire, ce désir a effectivement quelque chose de lâche, de naïf, d'égoïste, d'évasif. Il est à l'origine de la démarche du croyant, mais il ne suffit pas à la foi. L'espérance vient purifier le désir d'immortalité. L'espérance est le désir mis à l'épreuve du temps. L'espérance est ce qui souhaite et qui attend. L'espérance est l'huile dans la lampe, qui fait de nous des vierges sages. On pourrait presque dire que notre vie n'a de sens que dans cette lente purification d'un désir primordial : pourquoi serions-nous dans le monde, soumis au temps, si ce n'est pour mettre à l'épreuve et purifier notre désir du seul lieu hors du temps qui réalise notre foi et notre espérance par le débordement de la charité ? L'espérance nous apprend donc à connaître la vérité de notre désir. Il ne s'agit plus de craindre la mort et de l'oublier par l'édification d'un paradis factice et privé, mais d'accepter que le paradis nous est donné dès la fondation du monde, mais qu'il est indissolublement lié à la mort : le paradis n'est pas une retraite méritée qui récompense une vie de travail. Le paradis n'est pas une assurance vie. Pour tout gagner, il faut tout perdre. Il ne s'agit pas de capitaliser, mais d'accepter l'insécurité, et d'espérer. Les quatre arguments contre notre désir d'immortalité deviennent alors quatre tentations, qu'il faut vaincre, pour accéder à l'espérance qui nous sauve.


Van Eyck, Retable de l'Agneau mystique

Pour saisir l'espérance et ses tentations, j'analyserai quelques paraboles du Royaume. D'abord, notre désir se manifeste comme le refus de la mort et de la souffrance. La foi dans la résurrection peut n'être qu'une façon d'occulter lâchement la réalité de la douleur qui nous attend. Mais l'espérance est ce qui nous fait désirer le salut jusqu'au fond de notre détresse. Car, << si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit1 >>. Si l'on désire jusque dans le désespoir, notre désir n'est plus lâcheté, mais courage. C'est la prière de Marie au pied de la croix. Espérer le paradis n'est plus oublier la mort, mais attendre cette mort, comme passage obligé avant l'éternité bienheureuse. Attendre la mort signifie accepter de mourir un peu chaque jour, pour apprendre à renaître un peu, chaque jour, au bonheur. «La tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l'espérance. Et l'espérance ne déçoit point, parce que l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit saint2». Pour espérer la vie éternelle, je dois accepter la réalité de ma mort.

Notre désir se manifeste ensuite comme refus du néant. Je n'accepte pas d'être rien et j'imagine devant moi une éternité de bonheur par un optimiste naïf. Mais «le royaume des cieux est semblable à un filet qu'on jette en mer et qui ramène toute sorte de choses. Quand il est plein, les pêcheurs le tirent sur le rivage, puis ils s'essayent, recueillent dans des paniers ce qu'il y a de bon, et rejettent ce qui ne vaut rien3». Notre désir du paradis -- s'il est concret -- contemple d'abord le Jugement. Espérer le paradis revient à craindre le Jugement. Craindre le Jugement signifie travailler ici bas à mériter le Royaume : << Le Royaume des Cieux est encore semblable à un négociant en quête de perles fines : en ayant trouvé une de grand prix, il s'en est allé vendre tout ce qu'il possédait et il l'a achetée4 >>. Espérer ne revient pas à scruter passivement le ciel, mais consiste à tout donner pour acheter sa place dans le ciel, à très haut prix. Or, heureusement, ce prix est déjà payé : Jésus nous a racheté une place auprès du Père ! Encore faut-il savoir choisir, dans le lot de nos désirs et de nos tentations, cette perle rare qui nous sauve, ce cailloux blanc5 qui est le signe de notre salut... La peur de la mort sert alors à purifier mon désir d'immortalité, car elle révèle l'inanité de mes passions contingentes et l'urgence de ma conversion. Ma mort approche, car ces jours sont les derniers6. La peur de la mort est alors un memento qui rappelle l'approche du Royaume : repentez-vous car le Royaume des cieux est tout proche7 !

Notre désir se manifeste comme égocentrisme, peur de la dissolution du moi, rêve d'un paradis qui me glorifie et me pérennise. Il s'agit encore une fois d'occulter la peur de la mort, qui pourtant dit la vérité du paradis : le paradis est la rencontre avec le tout Autre, qui suppose l'entière disponibilité de l'homme. Une disponibilité qui naît de la sortie de soi, du dépassement de mes repères contingents (ce monde, ce corps). «Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. À présent, je connais de manière partielle; mais alors je connaîtrai comme je suis connu8». À présent nous voyons dans un miroir : notre reflet nous occupe et nous charme. À présent, nous voyons en énigme : le miroir nous rend une image confuse de nous-même qui ne révèle entièrement ni notre humanité, ni notre divinité. L'espérance est ce qui polit ce miroir, pour que paraisse le visage de l'homme et, au-delà, celui de la divinité qui nous habite. Mais pour découvrir la face de Dieu, il faut faire comme Alice : arrêter de se mirer pour traverser le miroir. Fuir la ressemblance et chercher la dissemblance. C'est la voie de la théologie négative, tracé par le pseudo-Denys : << La manière de connaître Dieu qui est la plus digne de Lui, c'est de le connaître par mode d'inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, lorsque l'intelligence, détachée d'abord de tous les êtres, puis sortie d'elle-même, s'unit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit là haut dans l'insondable profondeur de la sagesse9 >>. L'imaginaire paradisiaque suit ce même chemin de purification : si les premiers chrétiens figuraient le paradis à l'image de l'Eden, quelque part vers l'Orient10, cette iconographie devient de plus en plus éthérée11, pour enfin reposer sur le principe de dissemblance : le paradis n'est pas «comme» un jardin magnifique, ou «comme» une cité de jaspe, mais il << n'est pas comme >> un jardin, il << n'est pas comme >> une cité. L' autre monde est autre que ce monde. C'est là une vision janséniste du paradis, certes, répandue à l'époque des Réformes (chez Claude Hopil, par exemple, et chez Jean-Joseph Surin), qui peut traduire un certain mépris du monde. Mais, pratiquée sans excès, la théologie négative est une école de purification : elle revient à comprendre et accepter ce que Dieu révèle à Moïse : << Tu ne peux pas voir ma face, car l'homme ne peut pas me voir et vivre12 >>. En préparant notre mort, nous espérons le Royaume.

Notre désir se manifeste enfin comme fuite du réel. J'espère l'au-delà pour fuir l'en-deça. Mais si le Règne des cieux est le tout autre, c'est qu'il est inconnaissable pour nous, non qu'il est séparé de notre monde par des barrières chronologiques ou physiques. Nous confinons le Paradis dans une autre galaxie, nous le repoussons après la mort. Sans doute pour marquer naïvement sa différence, ou, encore, pour isoler dans un ghetto notre peur de la mort, confusément mélangée à notre << pulsion de mort >>, notre désir d'évasion et d'abandon. Ce paradis -- île déserte13-- nous promet de bonnes vacances, mais ne suffit pas à l'éternité : en purifiant notre désir par l'attente, nous apprenons le mystère du Royaume qui << est semblable à un grain de sénevé qu'un homme a pris et semé dans son champ. C'est bien la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a poussé, c'est la plus grande des plantes potagères14 [...]. Le Royaume des cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que tout ait levé15 >>. Le Royaume est une graine, petite, morte, enfouie sous terre ou dans la farine. Le Royaume est décevant : pas de palmiers bercés par le vent, pas de plage dorée au couchant. Le Royaume naît du labeur et de la mort. Le grain, enterré, produit l'arbre : c'est notre corps glorieux après la résurrection, c'est aussi le corps du Christ, né de la mort en croix d'un Juif, poussé en Église universelle. C'est l'arbre mystique qui met en contact le ciel et la terre : il a ses racines dans les cieux mais ses branches touchent la terre et l'inondent de fruits. La voie du chrétien est de la branche aux racines, dans un lent chemin vers la source de la vie16. Le levain est mélangé à la farine, mais c'est par l'eau du baptême que cette alliance produit la vie : dans la farine du monde, la présence de l'Esprit donne vie et relie dans une pâte les êtres isolés et seuls. Ces paraboles ne cherchent pas seulement à débrider l'imagination des exégètes, mais nous disent que le Royaume des cieux, mystérieusement, est ici. Inattendu et caché. Qu'il se révèle dans le monde, comme un arbre qui pousse, comme une pâte qui lève. L'espérance accompagne en nous cette élévation vers Dieu, qui reste caché dans le grain, mais germe lentement dans les coeurs.





L'espérance naît de l'attente du Royaume qui purifie notre désir de pérennité. Cette purification se fait en horizontal, par la peur de la mort : si j'accepte ma mort, je regarde avec détachement mes soucis périssables, et je m'attache au seul lieu qui m'est donné, pour l'éternité. Cette purification se fait en vertical, par l'Esprit qui est en moi et me tire vers le Père. C'est à la fois l'acceptation de ma mort, et la conscience que le Royaume est présent en ce monde sous des signes dérisoires (le grain, le levain) qui me sauvent, petit à petit. Alors le grain enterré sera pour moi un trésor dans le champ, et le levain une perle de grand prix. Car << dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est. Quiconque a cette espérance en lui se rend pur comme celui-là est pur17 >>.
E.Z.

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