«L'espérance ne trompe pas» quand l'espoir déçoit.
François Nicolas
«La persévérance produit la victoire, et la victoire
produit l'espérance. L'espérance ne trompe pas.» Romains, 5,
4
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Pour le chrétien, l'espérance procède d'une victoire déjà
là : celle de la Résurrection de Jésus, le jour de Pâques.
Pourquoi alors parler d'espérance, mot qui engage le futur, pour une
victoire déjà acquise ?
C'est parce que l'espérance en question consiste en la conviction que
cette victoire locale (un jour d'avril, le 9, dit-on, de l'an 30) vaut
pour tous, somme toute que cette «action restreinte» (Mallarmé) a une
portée universelle et préfigure une résurrection à venir pour tout homme.
Il est tout à fait remarquable (et Alain Badiou l'a rehaussé dans son
livre Saint Paul. La fondation de l'universalisme) que cette
espérance procède d'une victoire déjà acquise et non pas à
venir, qu'espérer ne consiste donc pas, pour qui est plongé dans une
sinistre série de défaites, à croire qu'une victoire va enfin
rendre justice à la ténacité de son combat présent. Espérer
ne revient pas à attendre du futur une victoire qui n'arriverait pas à
se dessiner en un présent sourd et sombre. L'espérance ne s'établit pas
sur fond d'obscurité, mais sur horizon d'une lumière que
procure une première victoire déjà là. C'est à ce titre que
l'espérance ne trompe pas : elle est fondée au présent en un
acquis, en un premier «pas gagné» (Rimbaud) que rien, sauf le désastre
subjectif d'un reniement ultérieur, ne pourrait effacer.
Certes, cette première et décisive victoire locale peut toujours être
contestée. On peut réfuter l'effectivité de la Résurrection
de Jésus : somme toute, les pèlerins d'Emmaüs n'ont d'abord pas
reconnu le Jésus qu'ils venaient pourtant de quitter quelques jours plus
tôt à Jérusalem, et ce n'est sûrement pas que Jésus
s'amusât désormais à se déguiser ; ce n'est pas non plus que ces
hommes fussent devenus stupides au point de ne pouvoir reconnaître
le visage et la voix d'un ami ; c'est plutôt que la Résurrection
ouvre à un devenir générique de Jésus : à son assomption en
homme quelconque, en «homme sans qualités», en jardinier pour Marie de
Magdala, en marcheur anonyme pour nos deux pèlerins, en badaud
indistinct de la pêche de Pierre au bord du lac de Tibériade ; bref,
la Résurrection de Jésus matérialise dans son nouveau «corps»
(qui n'est pas un cadavre réanimé) son devenir-humanité selon une
figure incognito qui n'est plus reconnaissable qu'à ses gestes, à sa
dynamique donc plutôt qu'à sa plastique.
La contrepartie, c'est bien sûr la possibilité d'une
non-reconnaissance de Jésus en cette nouvelle figure générique.
Une décision se trouve désormais à prendre concernant non le futur
(«les lendemains chanteront-ils et porteront-ils justice au sombre temps
présent ?»), mais le présent, ce présent en situation de tout un
chacun : «y a-t-il ou n'y a-t-il pas en ce présent même l'attestation
d'une première victoire, locale et non pas générale, d'un
premier pas gagné qu'il s'agit désormais de tenir, c'est-à-dire
d'universaliser, d'une action restreinte victorieuse à laquelle conférer
désormais sa véritable portée ?»
En ce point, comme Bernanos n'a eu de cesse de le clamer, l'espérance
s'oppose terme à terme à l'espoir : l'espoir est, à l'inverse
de l'espérance, la croyance que la lumière des lendemains compensera
le ciel bas et lourd des temps présents ; l'espoir consiste à espérer, au
sein d'un présent qui pleure, en des lendemains qui chantent.
Ainsi, c'est la défaite, et non la victoire, qui produit l'espoir, et cet
espoir précède, et non pas suit, de futures et hypothétiques
victoires. C'est pourquoi l'espoir est si facilement trompeur : il n'a pas
d'autre base matérielle que le désir d'un futur faisant justice à un
présent injuste. C'est pourquoi il est de l'essence de l'espoir de décevoir
quand l'espérance, au contraire, participe de cette conviction
qu'«en tout cas, on est dans la justice»2.
Urs von Balthasar, dans son beau livre Espérer pour tous,
rappelle à ce titre que l'espérance chrétienne ne saurait se
rabattre en l'espoir d'un salut individuel (l'espoir qu'une victoire
essentiellement locale et particulière, «mon» salut ou le salut de
«mes proches», intervienne enfin plus tard et me ou nous dédommage des
déboires présents). Il réaffirme qu'il n'y a d'espérance
chrétienne qu'en un salut collectif enraciné en une joie au présent, et
que ce salut sera celui de tous (de l'humanité entière) ou
qu'il ne sera pas --- où von Balthasar au demeurant s'inscrit dans le
sillage subjectif du maître ouvrage d'Henri de Lubac3.
Au total, espérer, espérer vraiment, est une vertu qui repose sur la
capacité de discerner dans le temps présent ce qu'il y a de succès
déjà acquis, d'actions déjà heureuses, de Justes à l'oeuvre ici et
maintenant.
Comme saint Paul le relève, espérer a directement à voir avec la
vertu de persévérance (le «il faut continuer, je ne peux pas continuer,
je vais continuer» de Beckett4) en un double sens.
Il n'est d'abord de victoire (locale, partielle, restreinte) que
procédant
d'une persévérance d'action et de conviction : les véritables
victoires ne sont pas des prodiges tombés du ciel, mais des
surgissements inattendus au coeur même d'un labeur, la Résurrection de
Jésus passe par le labeur de la Croix, laquelle fixe un
point où la percée transcendante de Pâques pourra se localiser
(«À l'égard d'un ordre quelconque, un ordre supérieur, donc
infiniment au-dessus, ne peut être représenté dans le premier que
par un infiniment petit»5). Ensuite, espérer revient
précisément à persévérer dans la voie ouverte par cette
première victoire locale, en sorte de la généraliser,
d'universaliser sa portée.
À tous ces titres, espérer est une vertu qui repose sur un matérialisme
de la pensée (comme Bernanos n'a eu de cesse d'insister,
l'espérance n'est pas à proprement parler un optimisme) quand
l'espoir relève, lui, d'un idéalisme du rêve et de la consolation
imaginaire, de l'attente vide et facilement vaine.
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C'est somme toute pour toutes ces raisons qu'un athée tel que moi peut
à la fois reconnaître en cette espérance une authentique vertu
(au sens antique du terme) et se réjouir de pouvoir la partager avec
ces chrétiens qui espèrent au présent, non pour eux-mêmes,
mais bien pour tous.
Ce n'est pas là faire acte de syncrétisme et gommer la différence
entre deux modalités d'espérance : pour l'athée, l'espérance
n'a nul rapport à une promesse, qui, pour lui, ordonnerait plutôt
les croyances à l'espoir (la promesse, par l'Histoire ou la Science, de
lendemains glorieux) quand, a contrario , l'espérance chrétienne est
tressée d'une confiance en une promesse personnellement
adressée ; pour l'athée, l'espérance relève de l'épaisseur
d'une pure immanence quand, pour le chrétien, elle s'étaie d'une
profondeur de l'immanence que la transcendance peut gracieusement trouer.
Mais s'il est vrai qu'il n'est rien de plus utile pour un homme libre que
la rencontre d'autres hommes libres (Spinoza), alors il n'est rien de plus
utile aux athées soucieux (à leur manière propre) d'espérance
que la rencontre de chrétiens partageant (à leur manière) ce même souci.
Sans doute les uns et les autres peuvent-ils alors s'entendre pour opposer
cette vertu de l'espérance aux sombres effets du nihilisme rampant qui
ronge les consciences, ce nihilisme qui prolifère aujourd'hui sur les
ruines des espoirs déçus («À quoi bon ?»).
Si le nihilisme consiste bien à «vouloir le rien plutôt que ne rien
vouloir»6, à soutenir
«Plutôt une fin effroyable qu'un
effroi sans fin !» (Ernst Jünger), alors il y a lieu de lui opposer que
nous ne sommes pas condamnés à ne rien vouloir, qu'il nous est
toujours loisible de vouloir quelque chose, à condition de miser sur le
courage de continuer ; bref, il nous revient d'opposer au nihilisme ambiant
la conviction paulinienne que la persévérance produit la victoire,
que la victoire produit l'espérance et que l'espérance, en effet, ne
trompe pas.
F.N.