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«L'espérance ne trompe pas» quand l'espoir déçoit.

François Nicolas

«La persévérance produit la victoire, et la victoire produit l'espérance. L'espérance ne trompe pas.» Romains, 5, 41





Pour le chrétien, l'espérance procède d'une victoire déjà là : celle de la Résurrection de Jésus, le jour de Pâques. Pourquoi alors parler d'espérance, mot qui engage le futur, pour une victoire déjà acquise ?

C'est parce que l'espérance en question consiste en la conviction que cette victoire locale (un jour d'avril, le 9, dit-on, de l'an 30) vaut pour tous, somme toute que cette «action restreinte» (Mallarmé) a une portée universelle et préfigure une résurrection à venir pour tout homme.

Il est tout à fait remarquable (et Alain Badiou l'a rehaussé dans son livre Saint Paul. La fondation de l'universalisme) que cette espérance procède d'une victoire déjà acquise et non pas à venir, qu'espérer ne consiste donc pas, pour qui est plongé dans une sinistre série de défaites, à croire qu'une victoire va enfin rendre justice à la ténacité de son combat présent. Espérer ne revient pas à attendre du futur une victoire qui n'arriverait pas à se dessiner en un présent sourd et sombre. L'espérance ne s'établit pas sur fond d'obscurité, mais sur horizon d'une lumière que procure une première victoire déjà là. C'est à ce titre que l'espérance ne trompe pas : elle est fondée au présent en un acquis, en un premier «pas gagné» (Rimbaud) que rien, sauf le désastre subjectif d'un reniement ultérieur, ne pourrait effacer.


Certes, cette première et décisive victoire locale peut toujours être contestée. On peut réfuter l'effectivité de la Résurrection de Jésus : somme toute, les pèlerins d'Emmaüs n'ont d'abord pas reconnu le Jésus qu'ils venaient pourtant de quitter quelques jours plus tôt à Jérusalem, et ce n'est sûrement pas que Jésus s'amusât désormais à se déguiser ; ce n'est pas non plus que ces hommes fussent devenus stupides au point de ne pouvoir reconnaître le visage et la voix d'un ami ; c'est plutôt que la Résurrection ouvre à un devenir générique de Jésus : à son assomption en homme quelconque, en «homme sans qualités», en jardinier pour Marie de Magdala, en marcheur anonyme pour nos deux pèlerins, en badaud indistinct de la pêche de Pierre au bord du lac de Tibériade ; bref, la Résurrection de Jésus matérialise dans son nouveau «corps» (qui n'est pas un cadavre réanimé) son devenir-humanité selon une figure incognito qui n'est plus reconnaissable qu'à ses gestes, à sa dynamique donc plutôt qu'à sa plastique.

La contrepartie, c'est bien sûr la possibilité d'une non-reconnaissance de Jésus en cette nouvelle figure générique. Une décision se trouve désormais à prendre concernant non le futur («les lendemains chanteront-ils et porteront-ils justice au sombre temps présent ?»), mais le présent, ce présent en situation de tout un chacun : «y a-t-il ou n'y a-t-il pas en ce présent même l'attestation d'une première victoire, locale et non pas générale, d'un premier pas gagné qu'il s'agit désormais de tenir, c'est-à-dire d'universaliser, d'une action restreinte victorieuse à laquelle conférer désormais sa véritable portée ?»


En ce point, comme Bernanos n'a eu de cesse de le clamer, l'espérance s'oppose terme à terme à l'espoir : l'espoir est, à l'inverse de l'espérance, la croyance que la lumière des lendemains compensera le ciel bas et lourd des temps présents ; l'espoir consiste à espérer, au sein d'un présent qui pleure, en des lendemains qui chantent. Ainsi, c'est la défaite, et non la victoire, qui produit l'espoir, et cet espoir précède, et non pas suit, de futures et hypothétiques victoires. C'est pourquoi l'espoir est si facilement trompeur : il n'a pas d'autre base matérielle que le désir d'un futur faisant justice à un présent injuste. C'est pourquoi il est de l'essence de l'espoir de décevoir quand l'espérance, au contraire, participe de cette conviction qu'«en tout cas, on est dans la justice»2.

Urs von Balthasar, dans son beau livre Espérer pour tous, rappelle à ce titre que l'espérance chrétienne ne saurait se rabattre en l'espoir d'un salut individuel (l'espoir qu'une victoire essentiellement locale et particulière, «mon» salut ou le salut de «mes proches», intervienne enfin plus tard et me ou nous dédommage des déboires présents). Il réaffirme qu'il n'y a d'espérance chrétienne qu'en un salut collectif enraciné en une joie au présent, et que ce salut sera celui de tous (de l'humanité entière) ou qu'il ne sera pas --- où von Balthasar au demeurant s'inscrit dans le sillage subjectif du maître ouvrage d'Henri de Lubac3.

Au total, espérer, espérer vraiment, est une vertu qui repose sur la capacité de discerner dans le temps présent ce qu'il y a de succès déjà acquis, d'actions déjà heureuses, de Justes à l'oeuvre ici et maintenant.


Comme saint Paul le relève, espérer a directement à voir avec la vertu de persévérance (le «il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer» de Beckett4) en un double sens.

Il n'est d'abord de victoire (locale, partielle, restreinte) que procédant d'une persévérance d'action et de conviction : les véritables victoires ne sont pas des prodiges tombés du ciel, mais des surgissements inattendus au coeur même d'un labeur, la Résurrection de Jésus passe par le labeur de la Croix, laquelle fixe un point où la percée transcendante de Pâques pourra se localiser («À l'égard d'un ordre quelconque, un ordre supérieur, donc infiniment au-dessus, ne peut être représenté dans le premier que par un infiniment petit»5). Ensuite, espérer revient précisément à persévérer dans la voie ouverte par cette première victoire locale, en sorte de la généraliser, d'universaliser sa portée.

À tous ces titres, espérer est une vertu qui repose sur un matérialisme de la pensée (comme Bernanos n'a eu de cesse d'insister, l'espérance n'est pas à proprement parler un optimisme) quand l'espoir relève, lui, d'un idéalisme du rêve et de la consolation imaginaire, de l'attente vide et facilement vaine.
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C'est somme toute pour toutes ces raisons qu'un athée tel que moi peut à la fois reconnaître en cette espérance une authentique vertu (au sens antique du terme) et se réjouir de pouvoir la partager avec ces chrétiens qui espèrent au présent, non pour eux-mêmes, mais bien pour tous.

Ce n'est pas là faire acte de syncrétisme et gommer la différence entre deux modalités d'espérance : pour l'athée, l'espérance n'a nul rapport à une promesse, qui, pour lui, ordonnerait plutôt les croyances à l'espoir (la promesse, par l'Histoire ou la Science, de lendemains glorieux) quand, a contrario , l'espérance chrétienne est tressée d'une confiance en une promesse personnellement adressée ; pour l'athée, l'espérance relève de l'épaisseur d'une pure immanence quand, pour le chrétien, elle s'étaie d'une profondeur de l'immanence que la transcendance peut gracieusement trouer.

Mais s'il est vrai qu'il n'est rien de plus utile pour un homme libre que la rencontre d'autres hommes libres (Spinoza), alors il n'est rien de plus utile aux athées soucieux (à leur manière propre) d'espérance que la rencontre de chrétiens partageant (à leur manière) ce même souci.

Sans doute les uns et les autres peuvent-ils alors s'entendre pour opposer cette vertu de l'espérance aux sombres effets du nihilisme rampant qui ronge les consciences, ce nihilisme qui prolifère aujourd'hui sur les ruines des espoirs déçus («À quoi bon ?»).

Si le nihilisme consiste bien à «vouloir le rien plutôt que ne rien vouloir»6, à soutenir «Plutôt une fin effroyable qu'un effroi sans fin !» (Ernst Jünger), alors il y a lieu de lui opposer que nous ne sommes pas condamnés à ne rien vouloir, qu'il nous est toujours loisible de vouloir quelque chose, à condition de miser sur le courage de continuer ; bref, il nous revient d'opposer au nihilisme ambiant la conviction paulinienne que la persévérance produit la victoire, que la victoire produit l'espérance et que l'espérance, en effet, ne trompe pas.
F.N.



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