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La musique comme moyen de transmission de la foi

Aperçu du traité De musica de Saint Augustin

Sylvain Perrot









Théologie et musique ne sont pas nécessairement incompatibles, et Saint Augustin l'a brillamment démontré. Il est vrai que l'évêque d'Hippone a beaucoup écrit, et sur des sujets qui paraissent au premier abord très différents, mais qui ont presque toujours le même but : ramener à Dieu. Tout le monde connaît ses Confessions et la Cité de Dieu, mais qui mettrait au Panthéon des oeuvres théologiques Le Libre arbitre, Le Mensonge ou encore Le Maître ? Saint Augustin en effet nous a laissé plusieurs traités, plutôt philosophiques au début, puis théologiques. Le traité Sur la Musique est l'un des derniers qu'il a écrits. L'influence de la philosophie grecque y est évidente ; dans la forme d'abord, puisqu'il s'agit d'un dialogue entre un maître et son disciple sur un sujet philosophique ; dans le fond aussi, puisque Saint Augustin reprend une idée importante de la pensée platonicienne empruntée au pythagorisme : la musique est une des sciences qui se rapproche le plus de la contemplation des Idées par l'étude d'un art très arithmétique ; chez Saint Augustin, c'est naturellement la contemplation divine qui en jeu. Le traité se compose de six parties, dont les cinq premières sont davantage l'oeuvre d'un poète qui réfléchit sur la musicalité de la langue latine que celle d'un philosophe et théologien. La sixième partie continue cette analyse métrologique, prosodique ; mais les derniers chapitres orientent toute cette réflexion dans un sens théologique : il s'agit de démontrer que la musique transmet quelque chose de divin, au sens étymologique de la transmission : envoyer à travers.

La musique, harmonie inférieure préalable à l'harmonie divine

Premier constat amer que fait Saint Augustin : l'homme a une fâcheuse tendance à se détourner des vérités éternelles au profit de ce qui est plus matériel. Quelle en est la cause ? Qu'est-ce qui est assez fort pour détourner l'homme de Dieu ? C'est nécessairement quelque chose d'inférieur à ce que Saint Augustin appelle l'Égalité éternelle. Le théologien retient en effet de la musique le fait qu'elle repose sur les mathématiques : c'est un découpage arithmétique du temps. Derrière la musique, dans sa manifestation sensible, se trouve le Nombre1. De la même manière il pense la divinité comme mathématique, de même que Platon le pensait des Idées : c'est ce qui est toujours égal à soi-même, et donc immuable. L'homme tend ainsi à se détourner des vérités éternelles mais, qui plus est, il en a parfaitement conscience : il ne peut donc se tourner que vers ce qui l'attire, ce qu'il aime, donc ce qu'il estime beau. Une chose2 nous paraît belle, comme Augustin l'a démontré auparavant, de la perception d'une harmonie3. Est beau ce qui est harmonieux et égal, mais c'est nécessairement une harmonie et une égalité inférieures à l'harmonie divine, qui est Égalité éternelle. Si les belles choses nous détournent de la contemplation de Dieu, c'est parce qu'elles produisent un effet sur nous, effet dont la prise en compte nous paraît plus agréable : nous cédons à la tentation d'une vie active plutôt que contemplative. C'est donc l'action qui occupe nos esprits sous quatre formes essentiellement : ce peut être une réaction à un effet qu'on produit sur nous, ou au contraire une action que l'on veut exercer sur une chose ; mais aussi un souvenir ou un fantasme, et enfin, vouloir tirer de cette action une connaissance qui sera nécessairement vaine.


Saint Augustin travaillant

L'amour4 de l'action selon Saint Augustin naît d'une volonté de copier Dieu plutôt que de le servir : cette volonté est proprement l'orgueil. L'âme humaine seule n'est rien, sans quoi elle ne serait pas changeante : tout ce qu'elle a d'être lui vient de Dieu. Servir Dieu, c'est donc vivifier son âme ; vouloir copier Dieu, c'est la vider. Vouloir copier Dieu, c'est en fait vouloir avoir un effet sur les autres âmes raisonnables. Et cet effet, comme on l'a vu, est dû à la perception d'une harmonie inférieure. Ceux qui cherchent donc à copier Dieu dès lors jouent des harmonies inférieures pour accéder aux honneurs et à la gloire, par pur orgueil : pour prendre un exemple simple, ils peuvent miser sur leur beauté, ou afficher une conduite morale irréprochable...

La musique comme moyen de retourner vers Dieu

Il faut donc savoir se départir de cette volonté humaine, trop humaine, pour retrouver la volonté divine. C'est l'enseignement que nous apportent les Écritures par le commandement de l'amour de Dieu. On est à nouveau confronté à ce problème des harmonies inférieures : si nous recherchons dans les choses terrestres l'harmonie et que nous ne trouvons qu'une harmonie inférieure, pourquoi ne pas se tourner vers une harmonie qu'on sait parfaite et véritable, et sans surprise ou déception ? En fait, l'harmonie inférieure n'est pas en soi condamnable : c'est l'amour de cette harmonie qui l'est. Contempler une harmonie inférieure, c'est avoir tout de même une notion de l'harmonie divine, de l'ordre divin.

Afin de comprendre ce que peut être l'amour de l'ordre, Saint Augustin prend un exemple musical, très simple : l'alternance longues--brèves en poésie. Si l'on prend un vers spondaïque5 dans lequel la longue vaut 1206 et un vers pyrrhique7 dans lequel la brève vaut 60, il n'y a aucune différence à la seule écoute. En revanche, tout prend un sens quand on fait alterner longues et brèves, donc lorsque que l'on institue un ordre, une hiérarchie. Il y a donc dans ce que Saint Augustin appelle les rythmes temporels8 une puissance de l'ordre. Et de manière naturelle, nous sommes enclins à aimer l'ordre plutôt que le désordre, donc ce que nous aimons dans l'harmonie, c'est l'ordre.

Nous devons donc nous servir de cet amour de l'ordre pour revenir à l'amour de l'ordre universel régi par Dieu : en effet, les choses temporelles ont un effet illusoire sur nous. Si certaines choses en effet nous sont retirées, nous pouvons éprouver une certaine douleur, mais cette douleur n'est jamais toute-puissante. Même dans la pire des situations, la perte n'est pas insurmontable : celle de notre corps dans la mort. Le corps en effet est rendu à sa propre nature par sa totale transformation. Ainsi que le dit l'évêque d'Hippone, «il reste soumis aux lois, celui qui n'aime pas les lois». Même si nous nous en plaignons, nous ne pouvons échapper aux lois divines.

Mais comment revenir à la contemplation de l'harmonie éternelle ? Saint Augustin note que lorsque nous réfléchissons aux réalités intemporelles, il nous arrive d'exécuter certains rythmes temporels, que ce soit par la danse ou la chanson. Or lorsque nous les exécutons, nous les ignorons, alors que, si nous ne les exécutions pas, ils n'existeraient pas. C'est en quelque sorte une manifestation de l'ordre divin qui se fait à notre insu : mais lorsque nous connaîtrons la Vérité sans Voile, nous percevrons ces rythmes sans inquiétude (c'est-à-dire sans être «divertis», au sens pascalien, par notre amour de l'action). En d'autres termes, cette contemplation nous est déjà accessible : il nous faut donc faire effort pour l'approfondir, par la pratique de certaines vertus. Cette idée est peu commune dans la prose augustinienne : il est rare qu'elle associe les vertus de l'éthique à la recherche de Dieu, du moins en des termes aussi clairs.


Choeurs des Anges, de Gozzoli.

La première est la vertu de la tempérance : ne pas prendre les harmonies inférieures pour l'harmonie divine sans faire preuve de modération dans son ardeur. D'autres vertus sont appelées par Saint Augustin : le courage d'abord, puisque l'âme ne doit redouter aucune adversité, pas même la mort, pour pouvoir contempler Dieu. C'est aussi la justice, qui fait que l'âme sert Dieu seulement et ne cherche à s'assimiler qu'aux âmes les plus pures et à n'assimiler à elles que ce qui est animal et corporel : c'est tout simplement rester à sa place (la justice inclut l'idée de hiérarchie)... La prudence, quatrième et dernière vertu, est ce par quoi l'âme comprend où elle doit s'établir. La charité est la réorientation de l'âme vers Dieu, et par là-même elle est en quelque sorte le principe des quatre vertus. Saint Augustin est habituellement reconnu comme le théologien de l'amour, et la charité, c'est l'amour dans ce qu'il a de pur et de vrai.

Le disciple du dialogue remarque alors que ces vertus n'auront plus lieu d'être quand nous serons arrivés à la contemplation de Dieu. Le maître répond que l'on ne peut venir à bout de l'amour des choses temporelles sans la suavité des choses éternelles. Cette douceur propre aux biens éternels, Augustin cherche d'ailleurs à la définir : c'est notamment celle du choeur des anges, comme une mélodie suave qu'un instrument mystérieux ferait entendre du fond-même de la demeure divine. Et c'est bien cette douceur qui s'accomplit dans la pratique des quatre vertus cardinales ; or elle continue dans la vie éternelle, comme le montrent plusieurs psaumes. Le maître est donc d'avis que ces vertus, en tant que source de suavité, sont encore présentes dans la vie auprès de Dieu. Si ce n'est ces vertus, c'est du moins des puissances analogues.

La musique comme étape vers la contemplation divine

Il est donc important de partir des harmonies inférieures, mais de ne pas s'y arrêter : elles ne sont pas une fin en soi, elles sont une étape, un intermédiaire --- et en cela elles transmettent --- vers l'harmonie divine. Toute âme, même la plus pécheresse, est régie par des harmonies. Si elles sont de moins en moins belles, elles n'en ont pas moins un fond de bonté. Ces harmonies ont donc quelque chose de la bonté divine, elles y participent.

Aussi est-il un vers, selon Saint Augustin, qui transmet à lui seul toute la foi possible en Dieu : Deus creator omnium. En effet, il y voit l'harmonie des sons (donc sensible) et une harmonie supérieure, celle de la pensée, par la clairvoyance et la vérité de cette maxime. Vient un petit développement sur la création qui en arrive à la conclusion suivante : «le Dieu tout-puissant a fait la terre et c'est du néant que la terre a été faite». Saint Augustin évoque ensuite en quoi les quatre éléments procèdent d'un principe d'unité, tant d'un point de vue interne (ils sont homogènes) que d'un point de vue externe (l'organisation générale des éléments dans la nature, en particulier dans la liaison verticale terre--eau--air--voûte supérieure du ciel9).

Ce qui le conduit à noter l'existence d'harmonies qu'il appelle spatiales (par exemple par la forme, la couleur...) et celles qu'il appelle temporelles (notamment le fait qu'une chose est harmonieuse car elle est égale à elle-même dans son évolution dans le temps) : la musique est un exemple significatif de cette harmonie temporelle. Au-dessus de ces harmonies spatio-temporelles se trouvent les harmonies rationnelles et intelligibles qui sont celles des âmes saintes et bienheureuses. Ces dernières reçoivent directement, sans le truchement d'une nature intermédiaire, la loi divine, qu'elles retransmettent aux natures inférieures. Toute la Création donc participe de l'harmonie divine, à différents degrés : il nous faut ainsi progresser dans notre contemplation en marquant les différents paliers, et la musique est l'un d'eux.

Conclusion

Dire que Saint Augustin fait ici un éloge de la musique est plus qu'exagéré, et c'est même sans doute un contre-sens. La musique en effet, même si elle est la manifestation de l'harmonie divine, reste proprement le domaine du sensible, et donc il faut la consommer avec modération, tempérance, pour reprendre le terme de Saint Augustin. Il y a le risque réel en effet de prendre cette harmonie inférieure pour l'harmonie divine, de faire de la beauté une idole. Il ne faut donc surtout pas substituer la musique, et n'importe quel autre art, à Dieu : c'est une étape dans la connaissance de la loi divine, mais elle n'en est pas l'aboutissement. Dès lors, la musique est bien pour Saint Augustin un moyen de transmission, et non une fin en soi.
S. P.

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