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Notre condisciple l'abbé Huvelin1,
père spirituel de Charles de Foucauld

Raphaël Spina









Il n'y a pas encore de saint normalien, et en dépit de l'inflation inédite de procédures dont notre génération a été la stricte contemporaine, les béatifications de Charles Péguy ou de Jean Guitton ne semblent pas encore à l'ordre du jour.

Notre école pourtant a sinon produit, du moins vu passer un certain nombre de prêtres, évêques, religieux, religieuses, penseurs chrétiens et humbles serviteurs de la parole de la plus haute tenue, aux destins en bien des cas exceptionnels, par moments difficiles et contrastés, à l'extrême dévoyés, mais rarement inintéressants. Et à défaut de compter dans l'immédiat un bienheureux parmi eux, au moins certains archicubes ont-ils contribué à faire naître tel de ces hommes ou femmes qui furent plus proches de Dieu, et à rappeler à qui peut être concerné qu'il n'y a pas incompatibilité entre normalité et vocation !

C'est pourquoi la récente béatification de Charles de Foucauld le 13 novembre dernier invite à se souvenir de son père spirituel, l'abbé Henri Huvelin.

N'est-il pas aussi, si l'on ose l'expression, le grand-père spirituel des quelques cent mille frères et soeurs se revendiquant dans le monde de la spiritualité de Charles de Foucauld, pour ne rien dire de tous ceux marqués un jour par la vie et la pensée du converti ?

Marie-Joseph-Philippe Huvelin, dit Henri, naît le 7 octobre 1839 à Laon dans l'Aisne, dans une famille de vieille bourgeoisie libérale et humaniste. Sa mère très croyante meurt de tuberculose quand il n'a pas dix ans ; elle en avait quarante-trois. Son père n'a pas la foi --- situation typique en ce siècle de forte féminisation de la religion --- et son attachement à la liberté et au progrès, il est vrai, ne facilite pas précisément sa relation avec une Église qui, réconciliée un intense moment en 1848 avec les principes de liberté, égalité et fraternité, s'est finalement ralliée à l'empire autoritaire. Son jeune fils est par contre marqué par son grand-oncle bénédictin, dom Eugène, fondateur respecté et vénéré d'un monastère aujourd'hui disparu. Enfant joyeux, obéissant et travailleur, croyant fervent, il passe son baccalauréat et songe à devenir prêtre. Son père ne cache pas son hostilité à sa vocation.

Il ne le contrarie pas, et le laisse poursuivre ses études dans l'immédiat. C'est alors que Marie-Joseph entre à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm2. Agrégé d'Histoire3, il passe dans la foulée l'agrégation de philosophie, celle de grec ancien et celle de lettres. À l'internat du noble cloître intellectuel, il cultive sa foi. Il n'est pas rare qu'il prie la nuit à genoux sur le sol, et même, les bras en croix, étendu sur un bout de tapis --- réminiscence sans aucun doute de la vie des saints contemplatifs, qu'il connaît et qui l'attire. Outre les longues prières, il fait de fréquents jeûnes, tant subis (son père lui fournit peu d'argent) qu'acceptés sinon désirés.

Bien que le surveillant général, le terrible Louis Pasteur, traque alors les élèves qui ne vont pas à la messe chaque dimanche, l'aumônerie ulmienne n'est pas à l'époque une réalité très palpable --- l'essor et le dynamisme de la communauté tala appartenant plutôt au renouveau général de la fin du siècle. Mais dans une école alors marquée à gauche4, et à une époque où les lycées, bastions voltairiens, font figure de «séminaires d'athéisme» comme à un degré moindre, l'université et une partie de l'enseignement supérieur, le jeune Huvelin ne semble pas avoir fait l'objet de quelconques moqueries ou contrariétés. Au contraire, il semble avoir été fort aimé de ses condisciples pour son humour et sa bonté, et pour la joie profonde qu'il exhale, déjà sensible dans sa prime jeunesse. C'est dire s'il a retenu de l'appel de Jésus, la promesse de son joug léger et agréable, et l'invitation à se retirer dans sa chambre (en l'occurrence, dans sa thurne !) pour que le Père lui soit redevable de ce qu'il fait en secret.




Henri Huvelin.

À sa sortie d'école, un séjour au séminaire français de Rome5 le voit revenir à Paris en ayant reçu les ordres mineurs, et en complétant d'une licence de théologie son déjà riche palmarès. Pour atténuer le chagrin de son père, il renonce à se faire ordonner dans l'immédiat, et malgré son attirance pour la vie contemplative, n'entre pas dans l'ordre trappiste. Restant dans le vième arrondissement, il donne des cours d'Histoire de l'Église au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet6. Ses Cours sur l'Histoire de l'Église, issus des conférences qu'il donnera longtemps sur une matière qui le passionne, n'occuperont pas moins de 12 volumes lors de leur réédition des années 1960 !

Mais plutôt que de composer une grande oeuvre en bonne et due forme, ou d'accepter un poste d'enseignant à l'Institut Catholique de Paris, il préfèrera, selon un compliment posthume, «écrire dans les âmes». Ordonné prêtre en 1867, il reçoit ses premières paroisses. «Comme il a l'air de croire à ce qu'il dit !» soulignent ses ouailles. En 1873, son père retourne à la foi : c'est son premier converti. Réputé pour ses conférences aux jeunes, ses prêches, son ascétisme et son zèle auprès des pauvres, il fréquente aussi les intellectuels parisiens. En 1875, l'archevêque de Paris le nomme subitement vicaire de la paroisse Saint-Augustin. Il ne sait pas encore qu'il y restera 35 ans.

Cette église toute récente est le produit et l'image même de la modernité de son époque et des problèmes qu'elle pose. Emblème de l'haussmannisation, érigé entre 1860 et 1870, l'édifice de fer et de verre, dont le dôme ostensible culmine fièrement à plus de 60 mètres, a été dessiné par Victor Baltard, le père des nouvelles Halles immortalisées par Zola. Il se situe en plein viiiième arrondissement, quartier certes hautement favorisé, mais né d'hier et en pleine fièvre bâtisseuse. Dans la capitale en forte expansion, agrandie et modernisée brutalement par le préfet de Napoléon III, il n'est plus rare qu'un prêtre se retrouve seul à la tête d'une paroisse ingérable de plusieurs dizaines de milliers d'habitants voire de fidèles. Et ce alors que l'industrialisation et l'urbanisation favorisent dans toute l'Europe le détachement religieux, surtout sensible dans les masses ouvrières.

Voilà bien du labeur donc en perspective pour un «grand ouvrier de l'Évangile», comme on surnomme déjà l'abbé Huvelin. Et voilà initialement une réelle souffrance pour ce contemplatif, qui n'a pas du tout été consulté pour cette affectation. Ce d'autant qu'après 1880, une maladie lancinante l'accable pour toujours. Goutte, violentes migraines et maux divers l'empêchent désormais de marcher normalement. Ils ne l'empêcheront pas par contre d'assumer sa tâche, littéralement jusqu'au dernier jour. Celui que la vox populi appellera sous peu «l'apôtre de Paris» sera de ceux restés en tenue de service.


L'église Saint-Augustin.

Comme intellectuel, ses conférences connaissent toujours un grand succès, drainant beaucoup de représentants d'une jeunesse qui commence à se détacher de deux décennies d'hégémonie positiviste jugées desséchantes. Comme pasteur, c'est un homme nourri de la spiritualité de son temps, représentatif du renouveau considérable de l'attachement aux sacrements, au culte du Sacré-Coeur ou surtout à la confession. Le curé d'Ars ne confessait-il pas jusqu'à quatorze heures par jour ? L'abbé Huvelin ressemble beaucoup à celui auquel certains contemporains n'hésitent pas à le comparer, à son agacement. Dans son confessionnal entouré d'un profond silence respectueux, il administre à toute heure du jour le sacrement de la réconciliation. Il écoute des heures durant les fidèles afflués de tout Paris, qui font une longue queue dans la sacristie. Sorti de l'église, son appartement du 6 rue de Laborde ne désemplit pas de gens qui défilent chez lui, assurés d'être reçus tôt ou tard. Rares sont ceux qui ayant été entendus par lui, refuseront de leur vie d'avoir un autre confesseur que lui. Tout ne s'arrête donc pas au moment où le sacrement est administré. Il écrit aussi beaucoup de lettres à ceux qui le prennent comme directeur de conscience. De tout cela il ne cherche pas à tirer gloire : «Le prêtre n'est pas là pour poser des idées, mais pour aider la grâce.»

Les derniers instants de M. Littré

En 1880, Émile Littré, père du célèbre dictionnaire et fondateur du positivisme, reçu franc-maçon en 1875 en même temps que Jules Ferry, est frappé d'une grave maladie qui réveille son interrogation sur la mort, l'au-delà, la foi religieuse7. Il a des entretiens avec le Révérend Père Milleriot, S.J., puis à la mort de ce dernier, sa femme très croyante (un couple typique du temps !) lui parle de l'abbé Huvelin, son directeur spirituel. De longs et réguliers entretiens ont alors lieu entre ces deux esprits de haute volée qui s'estiment mutuellement. Admirateur de l'honnêteté intellectuelle et du travail de Littré, l'abbé n'hésite pas à traverser régulièrement la capitale pour aller à la rencontre du malade, l'instruire de la foi catholique, lui apprendre à trouver la conviction intérieure qui lui manque, à s'ouvrir à la grâce, à prier8. «Je ne l'ai jamais sollicité ; toujours je l'ai suivi», dira le prêtre de son hôte. Émile Littré mourra le 2 juin 1881. Baptisé par sa femme sur son lit de mort, est-il parti converti vers un monde meilleur ? Plus certain est que Sophie Littré, fille de l'auteur, elle aussi marquée par l'abbé Huvelin, vivra dans le silence et la charité jusqu'à la fin de sa longue vie.

Beaucoup d'encre coulera certes autour de cette conclusion, reflet de luttes idéologico-religieuses heureusement aujourd'hui révolues9.

L'important est que Littré n'ait pas été fermé à l'écoute d'un homme lui parlant de Dieu et cherchant à le lui faire trouver à l'intérieur de lui-même. Et le portrait du penseur, sénateur et académicien restera comme celui d'un ami au mur de l'appartement de l'abbé Huvelin, où le remarquera Charles de Foucauld. De celui-ci la conversion un peu mieux attestée suscitera moins de doutes.

Charles de Foucauld : le jour de grâce est arrivé

«Faîtes les gestes du croyant et la foi viendra», disait déjà Blaise Pascal.

La scène est célèbre. En octobre 1886, une de ses paroissiennes, Marie Moitessier, cousine du vicomte Charles de Foucauld, envoie auprès de l'abbé Huvelin ce jeune homme au passé dissolu, en pleine crise personnelle, et à la recherche de la vérité. En l'occurrence, il espère surtout recevoir quelques bonnes leçons de religion. Tout se joue dans la chapelle toujours préservée de Saint-Augustin. Loin d'instruire son nouvel interlocuteur de l'histoire et des contenus de la doctrine chrétienne, H. Huvelin le surprend, en lui demandant de se mettre à genoux et de se confesser. Il n'est pas venu pour cela, objecte l'ancien militaire. Mais c'est ainsi qu'il laissera agir la grâce en lui, réplique fermement l'homme de Dieu. La communion suivra. C'est ainsi que la foi saisit Charles. Et sa conversion et sa vocation sont décidées en un même mouvement. Selon le mot connu de 1901, «aussitôt que je crus qu'il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne plus vivre que pour lui.»

Souvent sa pensée reviendra vers ce jour de grâce où il entra dans le confessionnal de l'abbé Huvelin : «Quel jour béni ! Quel jour de bénédictions ! Et depuis ce jour ma vie n'a été qu'un enchaînement de bénédictions. Vous m'avez mis sous les ailes de ce saint, mon Dieu, et vous m'avez porté par ses mains, et ça n'a été que grâce sur grâce.»

    
La chapelle où Charles de Foulcaud s'est converti, et son confessional.

Est-il besoin de rappeler qui est Charles de Foucauld lorsqu'il vient à l'abbé Huvelin ? Orphelin à sept ans, ayant perdu la foi adolescent, cet ancien officier de l'armée coloniale a beaucoup en commun avec le fils prodigue : il est parti dans un pays lointain (il a arpenté le Maghreb), a dilapidé son héritage paternel, mené une vie de désordre et multiplié les liaisons féminines. Il fréquente même un instant le sinistre marquis de Morès, cet aventurier de l'armée coloniale dont les bandes d'activistes antisémites, recrutés parmi les plus brutaux des garçons-bouchers des abattoirs de la Villette, sèmeront l'intimidation dans Paris au temps de l'Affaire Dreyfus. Qui sait s'il ne s'en est fallu de peu pour qu'il ne bascule pas en plus dans le racisme militant, en cette décennie où se forge l'antisémitisme racial à base politique et pseudo-scientifique, remplaçant le vieil antisémitisme religieux de jadis. Heureusement en cette année de retour en France, il s'interroge sur les religions, la spiritualité, la foi ; entrant incroyant ou du moins agnostique dans des églises, il ne chercherait pas s'il n'avait quelque part déjà trouvé, et souvent il répète la célèbre et belle prière : «Mon Dieu, si vous existez, faites que je vous connaisse.»

En cette mémorable année 1886 où Paul Claudel se convertit à Notre-Dame le soir de Noël, tandis que Thérèse Martin sort de son enfance à Lisieux ou que Henri Bergson élabore ses premiers livres à Clermont-Ferrand, c'est dans un cycle général de renouveau de la foi qu'il faut replacer la conversion du futur frère Charles de Jésus au confessionnal de l'abbé Huvelin. Une fois retombé l'élan du «siècle des saints», le xviiiième siècle n'a plus produit un saint ou un penseur d'envergure susceptible de contredire le volet déiste, matérialiste ou athée d'une bonne part de la pensée des Lumières. Le vigoureux renouveau des années 1800--1840 cède à son tour à l'essoufflement sensible de la génération suivante : au creux de la vague, dans les années 1860--1870, aucune réfutation sérieuse n'est entreprise de la Vie de Jésus10 de l'ex-séminariste Renan, à la foi tuée par l'exégèse, et c'est au peu religieux Flaubert qu'est laissé le soin de dessiner le plus terrible portrait-charge d'un libre-penseur, Homais le scientiste caricatural. Fils de son temps, lecteur en son adolescence de Renan, Littré et Taine en dépit d'une éducation jésuite et saint-cyrienne, Charles de Foucauld est aussi un fleuron de ce sensible renouveau de la fin du siècle, qu'illustreront aussi Psichari, Huysmans, Bloy, Péguy, les Maritain et tant d'autres. Mais ce renouveau n'eût été si aisément possible sans les efforts d'hommes tels que l'abbé Huvelin, qui sans se décourager, l'ont préparé puis illustré à un moment de vaches maigres.

Après cette conversion --- ou cette «réversion», eût dit plus justement le catholique allemand Brentano ---, l'abbé Huvelin est désormais pour 24 ans, jusqu'à sa mort, le directeur de conscience du jeune vicomte. Charles le voit chaque jour, au sortir de la messe ou à l'appartement du 6 rue de Laborde, sympathique capharnaüm digne d'une thurne de khâgneux bourrée de livres du plancher au plafond. On aimerait savoir ce qu'ils se sont dit. Nul n'a hélas transcrit ces entretiens.


Charles de Foulcaud.

Il l'initie à l'oraison, au silence. Il doit parfois réfréner l'ardeur du néophyte, la fougue et l'impatience bien dans le tempérament de ce lointain héritier des moines-soldats. Pour laisser parler Mgr J.-C. Boulanger : «Nous n'aurions pas le Frère Charles sans la présence de ce prêtre. L'abbé Huvelin a accompagné Littré aux derniers moments de sa vie. Il avait fait Normale Sup. C'est à la fois un grand intellectuel de l'époque mais aussi un grand spirituel. C'est donc ce saint homme de Dieu qui va conduire Charles de Foucauld : ce ne sera pas facile d'accompagner un tel homme et un tempérament aussi fougueux. Il y a toujours plus de différence entre les âmes qu'entre les visages. Tout accompagnateur spirituel doit avoir beaucoup d'humilité. L'abbé Huvelin est un homme rempli de bonté, avec une patience inouïe, et Dieu sait s'il en fallait avec un Charles de Foucauld ! Les personnes qu'il a rencontrées sur son chemin sont aussi le fruit de la grâce. L'abbé Huvelin, sa cousine Marie de Bondy, sa soeur Marie, la famille qu'il va retrouver sont des présences que Dieu a mises sur la route du Frère Charles. L'abbé Huvelin dira souvent : ``On verra plus tard, continuez, persévérez.'' Quand on a en face de soi quelqu'un qui a une telle soif de vivre et un tel désir de perfection, qui est toujours en perpétuel mouvement, qui change d'idée, on dit : ``patience, patience.'' C'est la sagesse spirituelle. Combien de fois l'abbé Huvelin dira, et même avant sa mort en 1910 : ``Ah ! Avant tout, laissez agir la grâce, cela vient peut-être de vous, ce sont peut-être des projets que vous-même vous formez. Est-ce que c'est l'appel du Seigneur ?'' Il l'invitera toujours à prendre le temps du discernement !»

On admettra sans peine que les conseils de l'abbé Huvelin restent valables pour tout homme d'aujourd'hui et de demain.

Après sept années passées à la Trappe vers laquelle l'a guidé son confesseur, Charles de Foucauld demande à en sortir ; on le lui accorde et en février 1897, il est autorisé à suivre sa vocation personnelle. C'est toujours suivant le conseil de l'abbé Huvelin qu'il se rend à Nazareth, demande à loger à la porte du couvent des Clarisses et se fait leur domestique. Commencent ainsi ses trois célèbres années de vie cachée. C'est toujours à l'abbé Huvelin qu'il s'adresse pour lui faire part de son désir de devenir prêtre, pour imiter en tout Jésus, pour lui son modèle absolu. Le père va donc suivre encore son évolution spirituelle pendant les trois années qui précèdent l'ordination. Devenu prêtre le 9 juin 1901, Charles reviendra à St-Augustin y célébrer plusieurs fois la messe. En 1903, quand il voit la route du Maroc se fermer devant lui, il annonce à l'abbé sa décision de se fixer en ermite missionnaire chez les Touaregs, à l'extrême fond du Sahara, près de Tamanrasset dont la France d'alors veut croire qu'il s'agit de l'extrémité de son territoire. Ce dernier marque son agrément. En 1909, Charles accomplit sa dernière visite en France.

La maladie ne laisse aucun répit à Henri Huvelin en ses dernières années. «J'ai de la peine à vivre», confessera-t-il à son plus illustre enfant spirituel. Voûté, souffrant, souvent alité, ce pasteur charismatique, dont la renommée nationale n'est plus à faire dès longtemps, continue d'accomplir ses devoirs et ne repousse aucune sollicitation. Une paroissienne parle de sa «maladie miraculeuse». Un jour de 1910, malgré son état délicat, il se lève pour aller visiter un malade dont l'âme cause des soucis. Il s'écroule à son retour.

Au soir du 10 juillet 1910, il part pour la maison de Dieu, avec sur ses lèvres ces mots : «Numquam satis amabo», je n'aimerai jamais assez. Et aussi : «On vaut par ce qu'on aime.» Il avait 71 ans.

Charles de Foucauld apprend la nouvelle au désert un mois après. Il ne devait pas tant tarder que cela à le rejoindre. Installé dans le désert saharien à Tamanrasset, sans doute ne convertit-il jamais personne, hors sa vieille servante. Mais la force du témoignage porté ne s'évalue-t-elle qu'à l'aune du nombre de disciples gagnés à la transmission de la foi ? Le «marabout», comme l'appelaient admirativement les Touaregs musulmans de la région qui respectaient son hospitalité, son ouverture et sa pauvreté, est resté là-bas jusqu'au bout, en témoin silencieux et bienfaisant, dont la vie et l'écrit portaient un des plus forts messages spirituels du xxième siècle. Au soir du premier décembre 1916, dans des circonstances encore relativement obscures et qui ne permettent pas de conclure au martyre, une balle perdue met fin à la vie terrestre du plus grand converti de l'abbé Huvelin.

Titre de gloire que ce dernier aurait sûrement décliné, y compris à l'heure où se profile la canonisation de son disciple. Ce pasteur, ce serviteur de la grâce n'aimait guère qu'on lui dît qu'il a converti qui que ce fût. Car Dieu seul convertit.

La question n'en reste pas moins posée : pour transmettre la foi reçue, ouvrir à la grâce et se faire l'instrument de la conversion et de la réconciliation, le maître de la moisson adresse-t-il si souvent des ouvriers de cette qualité ? Ou pour reprendre une interrogation de Frère Charles : «Combien y a-t-il dans un siècle de confesseurs comme notre père ?»
R.S.


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