Certes, mais malgré toutes les cures de jouvence, malgré toutes les panacées de conservation des corps8, les Apôtres sont des hommes et donc mortels : tant qu'ils sont vivants, ils peuvent être assidus au service de la parole9 mais la mission d'annoncer la Bonne Nouvelle doit durer jusqu'à la fin des temps. Ils ont donc besoin de successeurs. C'est dans cette mission de transmission des paroles du Verbe incarné, de ces paroles de vérité, que l'on comprend mieux la nécessité de la tradition apostolique : en succession des apôtres, les évêques annoncent et transmettent la Parole de Dieu (et ce, même s'ils sont incapables de transmettre la foi, qui, elle, est une grâce donnée par Dieu et Lui seul). De même que Pierre «a été choisi (...) pour que les païens entendent de [sa] bouche la parole de la Bonne Nouvelle et embrassent la foi»10, de même, les évêques en succession des apôtres doivent annoncer cette parole. Nous avons donc une transmission des apôtres aux évêques et, depuis, d'évêque en évêque : le caractère ininterrompu de la succession apostolique est essentiel dans la transmission de l'annonce de la Bonne Nouvelle de l'Incarnation, de la Passion et de la Résurrection, c'est-à-dire de tout ce qui fait le coeur de notre foi.
Saint Paul enseignant à la foule.
Par ailleurs, l'affaire d'Origène montre une deuxième chose, le risque que fait courir à l'unité et à l'universalité de l'Église la nécessaire division en diocèses. Du moment où l'on a un certain nombre de communautés dispersées, comment s'assurer qu'elles restent en communion les unes avec les autres, qu'elles ne se divisent pas, ne se dispersent pas ? Au temps des Apôtres, l'autorité de ceux qui avaient connu le Christ jouait, comme le montrent leurs incessants voyages et leur importante correspondance. Une fois les Apôtres morts, il ne reste plus que les évêques consacrés par eux. Mais s'il y a divergence, comment savoir qui a raison et comment éviter qu'un diocèse entier ne sorte de la communion avec les autres ? Pour assurer et affirmer l'unité et l'universalité de l'Église, on a eu l'idée de réunir les évêques entre eux, c'est le concile. Et ce n'est pas du tout un hasard si le concile joue un rôle central dans la définition de la doctrine, les pasteurs réunis en concile sont les gardiens de la doctrine pour l'ensemble du monde chrétien. Chaque concile cherche à résoudre les questions qui agitent les esprits de l'époque et conduit à discerner telle doctrine comme hérétique et telle autre comme orthodoxe : autrement dit, les débats précipitent la formulation de l'hérésie et, par contrecoup, celle de l'orthodoxie. Ainsi, les grands conciles des premiers siècles aboutissent généralement à la formulation d'un Credo, c'est-à-dire d'un texte qui résume la foi orthodoxe et catholique, que tout adulte désirant recevoir le baptême doit être capable de restituer, un texte qui porte en lui ce qui fait la communion des chrétiens15. Par exemple, le concile de Nicée est réuni en 325 pour s'exprimer à propos de l'arianisme, de cette doctrine qui nie la divinité du Christ, qui fait du Christ la première Créature. Cette doctrine proclamée par le prêtre Arius, du diocèse d'Alexandrie, avait déjà été condamnée dans le cadre de ce diocèse en 320, mais les enjeux en sont si importants que 220 évêques sont réunis à Nicée. Arius est condamné et un Credo est rédigé, c'est le symbole de Nicée (complété après le concile de Constantinople en 381 pour tout ce qui concerne le Saint Esprit et appelé symbole de Nicée-Constantinople). Ce symbole affirme de façon on ne peut plus claire la divinité du Christ : «Je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ (...) Il est Dieu, né de Dieu, (...), engendré, non pas créé, de même nature que le Père.»16 Il précise le symbole des Apôtres, qui est moins clair («Je crois en Jésus Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint Esprit.»), parce qu'à l'époque, ce point de foi n'avait pas encore été examiné. De la même façon, le concile de Chalcédoine en 451 condamne le monophysisme et rédige un Credo adapté.![]()
Origène.
Le concile de Nicée.
Il faut insister sur ce qu'ont signifié ce déplacement vers Rome et l'importance prise par son évêque. Tant que les communautés chrétiennes sont plus ou moins hors-la-loi, l'évêque de Rome est important parce qu'il se trouve qu'il réside sur le lieu du martyre de saint Pierre et qu'il a été ordonné par un évêque (n fois) ordonné par saint Pierre lui-même, mais pas parce qu'il serait le chef suprême de l'Église, comme le dit joliment et absurdement Michel Mourre dans son dictionnaire : on l'écoute parce qu'il est porteur d'une tradition vraiment importante. Avec la conversion de l'empereur Constantin au christianisme en 313, tout change. L'unité de foi s'appuie désormais sur une unité politique : la primauté de l'évêque de Rome est non moins liée à la dignité de saint Pierre qu'au prestige de la Rome antique, seul centre de l'Empire romain. L'histoire glorieuse de la Rome païenne, républicaine puis impériale, rejaillit sur la Rome chrétienne du moment où le pouvoir impérial ne se pense plus hors des cadres du christianisme, où s'élabore une théologie politique qui fait un rapprochement entre le règne du Christ et le règne de l'Empereur. Avec les remous politiques de l'Occident, le pape se retrouve porteur de deux traditions, la tradition apostolique, qui fait de lui le pasteur héritier de saint Pierre, et la tradition romaine, républicaine et impériale, qui le met au centre du monde chrétien.
Onction épiscopale.
Pour ce faire, les papes s'appuient sur les théologiens, et notamment la plus grande faculté de théologie de l'époque, la Sorbonne. Au xiiiième siècle, l'on affirme ainsi dans les milieux romains que Rome a le sacerdoce et la foi, qu'Aix-la-Chapelle (la capitale du Saint Empire romain) a l'Empire et l'armée, que Paris a l'étude et la sagesse : la Sorbonne est même qualifiée d'«arbitre de la foi». Autrement dit, au moment où la primauté romaine atteint des sommets inouïs, est exalté le magistère des docteurs et c'est une chose qui dure jusqu'à la fin du xviiiième siècle (la fermeture des facultés et collèges en France le 15 septembre 1793). Il y a une sorte de partage du travail : les théologiens ont pour mission de discerner les vérités de foi et de distinguer ce qui est hérétique de ce qui ne l'est pas ; les évêques ont la charge de suivre les indications des théologiens, de poursuivre les hérétiques et de les remettre, si nécessaire, au pouvoir temporel. Il faut toujours avoir à l'esprit que les docteurs en théologie ne reçoivent jamais de mission apostolique en tant que docteurs. La faculté de théologie juge «doctrinaliter», elle détermine si une doctrine est vraie ou fausse, mais elle n'a aucun pouvoir de coercition, il faut que l'évêque et, si possible, le pape, confirme ce jugement en lui donnant une portée juridique : c'est seulement dans ce cas que celui qui annoncera une doctrine fausse pourra être poursuivi comme hérétique. Simplement, le plus souvent, le pape suit l'avis des théologiens. Ainsi, l'inventivité doctrinale n'est plus le fait des pasteurs réunis en concile et guidés par l'Esprit Saint, mais elle est le fait des docteurs qui, par l'exercice de la raison et guidés par l'Esprit Saint, discernent ce qui est conforme à l'Écriture, à la tradition et à l'Église. Pour en donner un exemple concret, prenons le cas de Luther : frère Martin, prêtre et docteur enseignant à l'université de Wittenberg en Saxe, annonce en 1517 une doctrine comme le fait n'importe quel autre docteur. Cette doctrine est reconnue comme hérétique par la Sorbonne en octobre 1519, ce qui signifie que les théologiens de Paris signalent que ce docteur annonce des choses fausses. Le pape Léon X suit l'avis de la Sorbonne et excommunie Luther en 1520 : à cause de la fausseté de son enseignement, ce docteur, qui n'annonce plus la vérité et qui met donc en péril l'unité et l'universalité de l'Église, ne peut pas et ne doit pas rester en communion avec les autres chrétiens. Le Saint Empire romain, dont Luther est sujet, suit l'avis du pape : par la diète de Worms en 1521, Luther est mis au ban de l'Empire, ce qui signifie que si quelqu'un le rencontre, il a le droit de le tuer. À moins que je sois mal informé, je trouve très révélatrice l'absence de l'évêque d'Erfurt (son supérieur ecclésiastique direct) et de tout concile dans la condamnation de cet homme : le concile de Trente, en effet, de 1545 à 1563, n'est pas destiné à examiner les théories des différents réformateurs, qui ont déjà été condamnées, mais à résoudre la crise ouverte par ces mouvements de Réforme ; on a ainsi pu souligner que le travail du concile de Trente se situe essentiellement au niveau disciplinaire et beaucoup moins au niveau théologique.
La chapelle de la Sorbonne.
La Religion combattant l'Hérésie, 1688.
Ceux qui ont réussi à arriver jusque-là ont gagné d'avoir une conclusion. À mon sens, le fondement de tout ce que l'on peut dire en matière de définition et de transmission des vérités de foi est ce lien essentiel entre l'Incarnation du Verbe, Fils de Dieu, la Vérité et l'unité de l'Église : le Christ n'étant pas un pantin mal articulé, il ne peut y avoir qu'une seule Église et cette Église ne peut proclamer qu'une seule vérité. En conséquence, toute hérésie est la marque de la rupture de cette unité, un péril quant à la vérité de l'Église, et ce, dès l'époque des tout premiers chrétiens. Dans le même temps, la mission d'annoncer la Bonne Nouvelle à toutes les nations et d'assurer la communion de tous les hommes entre eux et avec le Père, le Fils et le Saint Esprit, conduit nécessairement à approfondir les mystères de la foi et vu la faiblesse de l'esprit humain, ceci conduit nécessairement à la formulation de doctrines finalement reconnues comme fausses. En contrecoup, discerner une hérésie précipite le discernement de la vérité de foi et la formulation de la doctrine orthodoxe. Chaque pasteur ayant en charge de transmettre les vérités de foi dans son diocèse est en même temps le gardien de l'orthodoxie à l'intérieur de cette circonscription. Toutefois, pour éviter que chaque diocèse ne finisse par évoluer de façon autonome, la réunion de tous les évêques en concile permet d'assurer l'universalité et l'unité de l'Église. Ceci est lourd et ne suffit pas : l'on n'a jamais supprimé le concile, mais l'on voit le siège épiscopal romain devenir le premier de tous les sièges épiscopaux, par l'héritage de la chaire apostolique de saint Pierre martyr et par la récupération de l'héritage impérial romain. Rome devient ainsi une source essentielle dans la transmission de la foi, ce qui aboutit plus ou moins logiquement à la proclamation du dogme de l'infaillibilité pontificale en matière de foi et de moeurs au concile de Vatican I en 1870. Faut-il s'en arracher les cheveux ? crier après l'usurpation ? Je ne crois pas : si aujourd'hui, on supprimait toutes les structures ecclésiastiques et qu'on faisait comme si l'Incarnation, la Passion et la Résurrection avaient eu lieu il y a quelques heures, on aurait de très fortes chances d'aboutir, dans deux mille ans, à quelque chose de fort semblable à l'Église catholique d'aujourd'hui, même si Rome ne serait pas le centre alors. Tout ça pour dire que sans ces deux mille ans de christianisme, nous ne serions sans doute pas là, alors, faisons comme les théologiens d'avant l'imprimerie et commençons par rendre grâce à Dieu pour tous ceux qui nous ont précédé dans la foi et qui ont, chacun à leur manière, annoncé la Bonne Nouvelle qui est parvenue jusqu'à nous et à laquelle Dieu nous a donné la grâce de croire.
L'Église Saint-Pierre de Rome, symbole de la suprémation vaticane.