Previous Up Next

Du Christ à Rome : vérité de foi et hérésie

Philippe Saudraix









«Je reconnais l'Église de Rome comme la mère et la source de toutes les églises, selon la Profession de foi tridentine du 13 novembre 1564, et je crois que le pape est infaillible en matière de foi et de moeurs, selon le concile de Vatican I de 1870.» Quoi ??? Mais tu es tombé sur la tête ? Comment peut-on dire une chose pareille ? Relis les Écritures, Rome, le pape et son infaillibilité, ça n'est pas dedans... Tout ça, c'est de l'usurpation, la seule source de transmission de la foi, c'est la Bible. Rome, le pape, c'est une Église de carton-pâte, faite pour tromper les braves gens. «C'est gentil de me prévenir, mais toi, tu n'es pas Dieu, tu peux donc te tromper, tu me permets de regarder de plus près1
«Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu»2. «Et le Verbe s'est fait chair et il a campé parmi nous.»3

Saint Jean l'évangéliste le proclame on ne peut plus clairement : le Christ, l'Oint du Seigneur, tant attendu par le peuple d'Israël, le Messie, le Fils de Dieu est le Verbe qui s'est incarné dans la chair d'un homme. La Révélation ne se réduit pas à un songe, à une parole inspirée, à une voix entendue il y a tellement longtemps que la tentation est grande de la réduire à des contes de bonnes femmes que l'on raconte à la veillée tala du jeudi soir. Non, Dieu, l'Emmanuel, est au milieu de nous et Il nous parle : la foi en l'Incarnation a pour conséquence que tout ce que dit Jésus le Christ est une parole du Seigneur, que cette parole est la vérité, car Dieu ne ment ni ne trompe. Dieu ne peut dire le faux. C'est là quelque chose de très différent de la parole humaine, qui est souvent inexactitude, fausseté, mensonge et que l'on pourrait sans fin soumettre à la question : si donc on a la grâce de croire que cet homme né à Béthléem et appelé Jésus est Dieu, alors, ses propos n'ont pas du tout le même statut que tout ce que les autres hommes peuvent raconter.

Le temps des Apôtres

La mission apostolique

Ce Dieu fait homme a vécu au milieu de nous : des hommes, et en particulier les premiers disciples, ont entendu physiquement la Parole du Seigneur. Parmi eux ont été distingués ceux qu'on appelle les apôtres, les douze hommes envoyés en mission pour proclamer la venue du Royaume des Cieux4 et auxquels le Christ ressuscité apparaît en Galilée et dit : «Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit.»5 Cette mission est confirmée par l'envoi du Saint Paraclet au jour de la Pentecôte6. Les derniers versets des évangiles selon saint Matthieu et selon saint Luc montrent bien l'importance accordée à tout ce que le Seigneur a dit pendant le temps de Son Incarnation. Les apôtres ont la charge de transmettre la Parole du Seigneur, qui est une parole de vérité7.


Saint Paul enseignant à la foule.

Certes, mais malgré toutes les cures de jouvence, malgré toutes les panacées de conservation des corps8, les Apôtres sont des hommes et donc mortels : tant qu'ils sont vivants, ils peuvent être assidus au service de la parole9 mais la mission d'annoncer la Bonne Nouvelle doit durer jusqu'à la fin des temps. Ils ont donc besoin de successeurs. C'est dans cette mission de transmission des paroles du Verbe incarné, de ces paroles de vérité, que l'on comprend mieux la nécessité de la tradition apostolique : en succession des apôtres, les évêques annoncent et transmettent la Parole de Dieu (et ce, même s'ils sont incapables de transmettre la foi, qui, elle, est une grâce donnée par Dieu et Lui seul). De même que Pierre «a été choisi (...) pour que les païens entendent de [sa] bouche la parole de la Bonne Nouvelle et embrassent la foi»10, de même, les évêques en succession des apôtres doivent annoncer cette parole. Nous avons donc une transmission des apôtres aux évêques et, depuis, d'évêque en évêque : le caractère ininterrompu de la succession apostolique est essentiel dans la transmission de l'annonce de la Bonne Nouvelle de l'Incarnation, de la Passion et de la Résurrection, c'est-à-dire de tout ce qui fait le coeur de notre foi.

Unité et vérité, division et erreur

La vérité est une et tout ce qui n'est pas vrai est faux : la Parole de Dieu ne peut donc être soumise à une variation d'interprétations relatives aux hommes qui l'écoutent. Le Christ étant venu pour sauver tous les hommes, l'Église doit être une et annoncer une parole, une vérité : toute variation dans l'unité de foi est d'emblée considérée comme un péril pour l'unité de l'Église. Comment l'Église, comme Corps un et universel, dont la Tête est le Christ, Verbe incarné, pourrait-elle annoncer plusieurs paroles, variables selon les choix individuels ou selon les communautés ? Si sur un point de foi il y a des variations, il n'y a que deux solutions possibles : soit l'un des membres de la communauté se trompe, auquel cas il convient de le faire revenir dans la vérité et l'unité de l'Église est sauve, soit tout le monde a raison et l'on se retrouve dans une impasse, avec une Église divisée, alors que la Parole de Dieu est une et que le Verbe s'est incarné en une seule chair. Il me semble vraiment que la question de l'unité de l'Église a à voir avec le mystère de l'Incarnation, que cette unité n'est pas l'un des multiples éléments du soi-disant complot dictatorial mené par Rome depuis des siècles : l'unité de l'Église est au coeur du christianisme et c'est pourquoi toute division est vécue de façon dramatique dès les temps apostoliques. Ceci signifie que l'hérésie, c'est-à-dire la variation sur un point de foi, donc la rupture par rapport à l'unité de l'Église, n'est pas quelque chose de tardif. L'hérésie est d'emblée un drame pour le christianisme : s'il est possible qu'il y ait variation sur un article de foi, c'est que le christianisme est vain. S'il y a plusieurs vérités, comment peut-on encore dire que le Verbe s'est fait chair et qu'Il a habité parmi nous, comment ne pas aboutir à penser au contraire que le Christ est un charlatan qui a dupé des générations entières ? Du fait de l'Incarnation, de l'entrée de Dieu dans notre histoire, la vérité et l'unité sont pensées comme indissociables dans le christianisme.

Or, les premières communautés chrétiennes sont dispersées et le risque de variations dans l'unité de foi est réel : on peut même être frappé par l'exubérance du phénomène sectaire dans les tous premiers temps du christianisme. On a pu, surtout à l'époque de la Réforme, idéaliser cet âge, en faire un temps où chaque individu pouvait s'exprimer, où il n'y avait pas d'instance dirigeante qui nous dît quoi penser : ceci implique de considérer que la variation dans l'unité de foi est d'abord une marque de la liberté de chaque homme dans son rapport à Dieu et non pas l'indice d'une erreur quant à la façon de comprendre le Verbe de Dieu. Ceci peut aller très loin. L'année dernière, à Leipzig, j'ai rencontré une jeune fille qui m'a demandé : «Crois-tu que dans les divisions de l'Église, il y ait une vérité et une erreur ?» Elle a ajouté : «je suis chrétienne, seulement chrétienne, ni catholique, ni luthérienne, ni calviniste, ni anabaptiste, ni unitarienne, ni mormone, seulement chrétienne.» Pourquoi pas, mais le problème était sa conviction de ne pas avoir besoin de la transmission apostolique pour être chrétienne, de pouvoir supprimer deux mille ans de christianisme, de pouvoir être une vraie chrétienne (pendant que tous les autres chrétiens avant elle seraient des faux chrétiens) au nom de sa propre liberté individuelle à penser la vérité. Elle en est donc arrivée à cette conclusion fort étonnante : «L'Église est contraire au christianisme, le christianisme ne peut être qu'hors de l'Église.» Selon cette demoiselle, l'idée de transmission apostolique, les idées d'erreur, de vérité et d'hérésie sont des choses qui ont été imposées de façon tardive par l'Église comme institution plus ou moins totalitaire, visant à imposer une pensée unique afin de ne pas être remise en question : insistant avant tout sur sa propre liberté individuelle, elle ne pensait pas que l'Église est d'abord un ensemble d'individus qui se regroupent parce qu'ils ont une communion de foi et non pas une machine destinée à manipuler de braves gens. Pour en finir avec elle, il est remarquable que cette jeune fille qui prétendait connaître par coeur le Nouveau Testament ait complètement oublié un certain nombre de passages des Actes des Apôtres et des différentes épîtres. Regardons-en quelques uns. Dans son épître aux Éphésiens, saint Paul est très clair11: il n'y a qu'un seul Dieu, qu'un seul Père, qu'un seul Fils, qu'un seul Esprit, qu'une seule foi, qu'un seul baptême, qu'une seule espérance. C'est pourquoi il n'y a qu'une seule Église, qu'un seul ministère et qu'une seule doctrine : «Nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent de la doctrine, au gré de l'imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l'erreur.» Cet appel à l'unité n'est pas seulement une vague clause de style («Nous sommes tous ensemble, beaux et gentils»), il correspond à un problème réel des premières communautés chrétiennes, problème qui est vécu de façon dramatique. Une autre fois, saint Paul réprimande les Corinthiens devenus chrétiens : «Il m'a été signalé à votre sujet par les gens de Chloé qu'il y a parmi vous des discordes. J'entends par là que chacun de vous dit : ``Moi, je suis à Paul'' --- ``Et moi, à Apollos'' (...) Le Christ est-il divisé ? Serait-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Ou bien serait-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ?»12 Il leur reproche d'avoir créé différents courants, d'avoir oublié que le Christ, par sa vie humaine, est venu sauver tous les hommes sans exception. Je ne vais pas multiplier les passages de la sorte, mais je voudrais enfin citer la première épître de saint Jean, qui évoque des gens qui égarent les autres, qui «sont sortis de chez nous, mais [qui] n'étaient pas des nôtres, car s'ils avaient été des nôtres, ils seraient restés avec nous.»13 Les dissensions qui sont évoquées sont de l'ordre de la définition du contenu de la foi. Dès le début, il y a donc cette idée que toute variation dans l'ordre de la foi est une rupture dans l'unité de l'Église. Pour le dire autrement, comme il n'y a qu'un seul Père, qu'un seul Fils, qu'une seule Incarnation, qu'une seule Passion, qu'une seule Résurrection, qu'un seul Esprit, on ne peut pas rester en communion les uns avec les autres et avec le Père et le Fils et le Saint Esprit si on ne croit pas la même chose. Ou encore, comme le Christ n'est pas schyzophrène, l'Église ne doit pas l'être non plus.

Le rôle des évêques et du concile

Pour éviter cette rupture de l'unité de foi, encore faut-il être capable de discerner la vérité : du moment où une idée est exprimée, elle est mise à l'épreuve et éventuellement considérée comme hérétique. C'est en ce sens que l'hérésie précipite la formulation de la vérité, que l'inventivité de l'hérésie suscite le discernement de la foi orthodoxe. Ceci signifie que les Pères de l'Église n'écrivent pas des traités cohérents et systématisés, mais qu'ils s'occupent successivement des questions qui se posent alors : la foi se définit au coup par coup, en fonction de ce qui est discerné comme hérésie, elle n'est pas un donné en fonction duquel on définit l'hérésie.

L'évêque, par la mission qui lui est confiée en vertu de la succession apostolique, est juge de l'orthodoxie, au moins dans les limites de son diocèse, il est le garde de la doctrine, parce qu'il a la charge de transmettre la foi héritée des Apôtres : c'est pourquoi il est si important qu'il reçoive l'onction de l'Esprit Saint, qui fait que ce n'est pas lui qui parle, mais l'Esprit qui parle par lui. Ceux qui ont la charge de la catéchèse doivent en même temps être des pasteurs, remplis de l'Esprit Saint et ayant reçu cette mission d'annoncer la Bonne Nouvelle et de baptiser les gens. Nous pouvons le voir avec un Père de l'Église grecque, longtemps malmené, Origène : ce monsieur a vécu au iiiième siècle à Alexandrie et était doté d'un tel don d'intelligence de l'Écriture, que dès l'âge de dix-huit ans, il dirige l'école catéchétique d'Alexandrie. Il est si célèbre qu'il est consulté par les plus grands personnages de son temps : en 218, il est même invité par les évêques de Jérusalem et de Césarée à prêcher dans l'église, alors même qu'il est simple laïc. Or les évêques de Judée ont fini par considérer qu'un aussi bon théologien ne devait pas rester seulement un intellectuel, mais qu'il devait aussi recevoir le ministère ecclésiastique : puisqu'il était si bon en matière de discernement de la doctrine, il devait aussi recevoir la mission apostolique. Ils ordonnent Origène prêtre en 231. L'évêque d'Alexandrie n'avait pas été consulté et en est mécontent, estimant que c'est lui qui a l'autorité de faire des prêtres dans les limites de son diocèse : il ne reconnaît pas le ministère d'Origène et lui interdit de prêcher chez lui. Origène ouvre une nouvelle école de théologie à Césarée en 232.

Cette affaire montre bien que les pasteurs ont conscience de ne pouvoir se passer des docteurs et si eux-mêmes ne peuvent être de grands docteurs, ils essaient d'attirer les docteurs à eux, d'annexer l'enseignement théologique et catéchétique au ministère épiscopal. Ceci signifie qu'il y a deux sources de discernement de la vérité, d'une part l'Esprit Saint («L'Esprit de vérité vous guidera vers la vérité tout entière»14) et, d'autre part, le travail intellectuel, qui permet de formaliser et de systématiser en raison les vérités révélées. Ceci est le fondement d'une constante du christianisme, au moins catholique : l'association des pasteurs et des docteurs dans la définition de la foi, que nous retrouverons dans l'appui de la papauté romaine sur les facultés de théologie.


Origène.

Par ailleurs, l'affaire d'Origène montre une deuxième chose, le risque que fait courir à l'unité et à l'universalité de l'Église la nécessaire division en diocèses. Du moment où l'on a un certain nombre de communautés dispersées, comment s'assurer qu'elles restent en communion les unes avec les autres, qu'elles ne se divisent pas, ne se dispersent pas ? Au temps des Apôtres, l'autorité de ceux qui avaient connu le Christ jouait, comme le montrent leurs incessants voyages et leur importante correspondance. Une fois les Apôtres morts, il ne reste plus que les évêques consacrés par eux. Mais s'il y a divergence, comment savoir qui a raison et comment éviter qu'un diocèse entier ne sorte de la communion avec les autres ? Pour assurer et affirmer l'unité et l'universalité de l'Église, on a eu l'idée de réunir les évêques entre eux, c'est le concile. Et ce n'est pas du tout un hasard si le concile joue un rôle central dans la définition de la doctrine, les pasteurs réunis en concile sont les gardiens de la doctrine pour l'ensemble du monde chrétien. Chaque concile cherche à résoudre les questions qui agitent les esprits de l'époque et conduit à discerner telle doctrine comme hérétique et telle autre comme orthodoxe : autrement dit, les débats précipitent la formulation de l'hérésie et, par contrecoup, celle de l'orthodoxie. Ainsi, les grands conciles des premiers siècles aboutissent généralement à la formulation d'un Credo, c'est-à-dire d'un texte qui résume la foi orthodoxe et catholique, que tout adulte désirant recevoir le baptême doit être capable de restituer, un texte qui porte en lui ce qui fait la communion des chrétiens15. Par exemple, le concile de Nicée est réuni en 325 pour s'exprimer à propos de l'arianisme, de cette doctrine qui nie la divinité du Christ, qui fait du Christ la première Créature. Cette doctrine proclamée par le prêtre Arius, du diocèse d'Alexandrie, avait déjà été condamnée dans le cadre de ce diocèse en 320, mais les enjeux en sont si importants que 220 évêques sont réunis à Nicée. Arius est condamné et un Credo est rédigé, c'est le symbole de Nicée (complété après le concile de Constantinople en 381 pour tout ce qui concerne le Saint Esprit et appelé symbole de Nicée-Constantinople). Ce symbole affirme de façon on ne peut plus claire la divinité du Christ : «Je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ (...) Il est Dieu, né de Dieu, (...), engendré, non pas créé, de même nature que le Père.»16 Il précise le symbole des Apôtres, qui est moins clair («Je crois en Jésus Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint Esprit.»), parce qu'à l'époque, ce point de foi n'avait pas encore été examiné. De la même façon, le concile de Chalcédoine en 451 condamne le monophysisme et rédige un Credo adapté.


Le concile de Nicée.

L'affirmation de Rome comme source de la vérité

Du concile à Rome

Le concile est donc le moyen d'affirmer à la face du monde l'unité et l'universalité de l'Église et il indique quelle est la seule doctrine vraie, celle par laquelle l'Église est une et universelle. Quand on estime que l'Esprit Saint guide ces pasteurs et docteurs assemblés, l'on peut bien penser que les décisions adoptées sont inspirées et doivent donc être suivies : si l'on est hérétique, l'on peut (et l'on doit) se soumettre à la décision du concile et rester en communion avec tous les évêques en professant la même foi. Cependant, tout évêque a la liberté de contester les décisions conciliaires pour une raison ou une autre, et de rompre la communion avec les autres pasteurs : tous les évêques étant égaux, nul ne peut contraindre l'un d'entre eux à faire quoi que ce soit et il n'y a plus d'apôtres comme autorité morale. C'est en prenant acte de ce problème réel quant à l'unité et à l'universalité de l'Église que saint Damase I, évêque de Rome de 366 à 384, défend de façon inouïe la primauté romaine : selon lui, la succession apostolique d'évêque en évêque depuis l'Apôtre Pierre garantit la transmission de l'héritage pétrinien et de même que saint Pierre est le prince des Apôtres, l'évêque de Rome doit être le prince des évêques. Il convient de ne pas se tromper sur cette expression de «prince», traduction littérale de princeps en latin : saint Pierre n'est pas le chef des Apôtres, il n'a pas de pouvoir sur les Apôtres, mais il est le premier, ce qui lui donne une dignité éminente. Saint Damase I traduit cette primauté de Pierre dans le langage politique latin et ceci donne : saint Pierre n'a pas de potestas, de moyen de coercition, sur les autres Apôtres, mais il a une auctoritas sur eux, un surcroît de dignité qui fait qu'on l'écoute. Pour le dire autrement, saint Pierre n'a pas la puissance qui permet au consul de faire exécuter un ordre, mais il a l'autorité qui permet au sénateur de convaincre naturellement les autres. Contre le risque de dispersion des conciles, contre le risque de dissolution de la communion, saint Damase I affirme une primauté directement inspirée de l'auctoritas des sénateurs romains. Ceci implique un changement de taille : la primauté de saint Pierre est directement liée au fait qu'il est un disciple choisi par le Christ ; la primauté de l'évêque de Rome est liée au fait qu'il est le successeur de saint Pierre apôtre et martyr sur ce siège épiscopal. Saint Damase I ajoute ainsi à l'élection divine une dimension juridique totalement absente auparavant. C'est ainsi que se développe un mouvement qui fait que l'unité de l'épiscopat est assurée, non seulement par le rassemblement conciliaire, mais aussi grâce à la qualité de source du siège romain, héritier de la chaire apostolique de saint Pierre : pour éviter de vous ennuyer trop longtemps, je ne vais pas en retracer toute la genèse, mais je tiens à signaler le cas de saint Gélase I, pape de 492 à 496, qui accomplit une remarquable activité canonique, notamment en discernant les livres apocryphes, ce n'est pas un concile qui le fait, c'est l'évêque de Rome comme successeur de saint Pierre et source de la transmission de la Parole auprès de tous les chrétiens. C'est à partir du vième siècle que le nom de pape, qui ne veut rien dire d'autre que papa, donné auparavant à tous les évêques, se réduit au seul évêque de Rome17.


Onction épiscopale.

Il faut insister sur ce qu'ont signifié ce déplacement vers Rome et l'importance prise par son évêque. Tant que les communautés chrétiennes sont plus ou moins hors-la-loi, l'évêque de Rome est important parce qu'il se trouve qu'il réside sur le lieu du martyre de saint Pierre et qu'il a été ordonné par un évêque (n fois) ordonné par saint Pierre lui-même, mais pas parce qu'il serait le chef suprême de l'Église, comme le dit joliment et absurdement Michel Mourre dans son dictionnaire : on l'écoute parce qu'il est porteur d'une tradition vraiment importante. Avec la conversion de l'empereur Constantin au christianisme en 313, tout change. L'unité de foi s'appuie désormais sur une unité politique : la primauté de l'évêque de Rome est non moins liée à la dignité de saint Pierre qu'au prestige de la Rome antique, seul centre de l'Empire romain. L'histoire glorieuse de la Rome païenne, républicaine puis impériale, rejaillit sur la Rome chrétienne du moment où le pouvoir impérial ne se pense plus hors des cadres du christianisme, où s'élabore une théologie politique qui fait un rapprochement entre le règne du Christ et le règne de l'Empereur. Avec les remous politiques de l'Occident, le pape se retrouve porteur de deux traditions, la tradition apostolique, qui fait de lui le pasteur héritier de saint Pierre, et la tradition romaine, républicaine et impériale, qui le met au centre du monde chrétien.

Rome et la vérité de foi

Ceci a notamment pour corollaire que Rome joue un rôle particulier en matière de définition et de transmission de la foi orthodoxe : de même que l'Empereur romain est la seule source du droit, avec la mission de conserver, de discerner et de transmettre le droit, de même, le pape a la mission de conserver, de discerner et de transmettre les vérités de foi. Ainsi, le bienheureux pape Eugène III (1145--1153) affirme en 1147 que «seule Rome peut discuter de la foi catholique», que Rome est la seule source de discernement. Outre l'aspect politique (la supériorité, voire l'autorité, du spirituel sur le temporel), ceci signifie que les conciles provinciaux doivent reconnaître la dignité éminente de l'évêque de Rome. De façon plus extrême, on estime à l'époque que si les quatre conciles du Latran de 1123 à 1215 ont pris des décisions dont l'autorité s'impose à toute la chrétienté, ce n'est pas parce qu'il s'agissait de conciles généraux ou oecuméniques, mais parce qu'ils se sont tenus à Rome, qu'ils ont été présidés par le pape et qu'ils portent donc en eux l'autorité universelle du siège apostolique. Autrement dit, après avoir été distribuée entre les évêques, la charge de discerner et transmettre les vérités de foi, se retrouve concentrée entre les mains du seul évêque de Rome.


La chapelle de la Sorbonne.

Pour ce faire, les papes s'appuient sur les théologiens, et notamment la plus grande faculté de théologie de l'époque, la Sorbonne. Au xiiiième siècle, l'on affirme ainsi dans les milieux romains que Rome a le sacerdoce et la foi, qu'Aix-la-Chapelle (la capitale du Saint Empire romain) a l'Empire et l'armée, que Paris a l'étude et la sagesse : la Sorbonne est même qualifiée d'«arbitre de la foi». Autrement dit, au moment où la primauté romaine atteint des sommets inouïs, est exalté le magistère des docteurs et c'est une chose qui dure jusqu'à la fin du xviiiième siècle (la fermeture des facultés et collèges en France le 15 septembre 1793). Il y a une sorte de partage du travail : les théologiens ont pour mission de discerner les vérités de foi et de distinguer ce qui est hérétique de ce qui ne l'est pas ; les évêques ont la charge de suivre les indications des théologiens, de poursuivre les hérétiques et de les remettre, si nécessaire, au pouvoir temporel. Il faut toujours avoir à l'esprit que les docteurs en théologie ne reçoivent jamais de mission apostolique en tant que docteurs. La faculté de théologie juge «doctrinaliter», elle détermine si une doctrine est vraie ou fausse, mais elle n'a aucun pouvoir de coercition, il faut que l'évêque et, si possible, le pape, confirme ce jugement en lui donnant une portée juridique : c'est seulement dans ce cas que celui qui annoncera une doctrine fausse pourra être poursuivi comme hérétique. Simplement, le plus souvent, le pape suit l'avis des théologiens. Ainsi, l'inventivité doctrinale n'est plus le fait des pasteurs réunis en concile et guidés par l'Esprit Saint, mais elle est le fait des docteurs qui, par l'exercice de la raison et guidés par l'Esprit Saint, discernent ce qui est conforme à l'Écriture, à la tradition et à l'Église. Pour en donner un exemple concret, prenons le cas de Luther : frère Martin, prêtre et docteur enseignant à l'université de Wittenberg en Saxe, annonce en 1517 une doctrine comme le fait n'importe quel autre docteur. Cette doctrine est reconnue comme hérétique par la Sorbonne en octobre 1519, ce qui signifie que les théologiens de Paris signalent que ce docteur annonce des choses fausses. Le pape Léon X suit l'avis de la Sorbonne et excommunie Luther en 1520 : à cause de la fausseté de son enseignement, ce docteur, qui n'annonce plus la vérité et qui met donc en péril l'unité et l'universalité de l'Église, ne peut pas et ne doit pas rester en communion avec les autres chrétiens. Le Saint Empire romain, dont Luther est sujet, suit l'avis du pape : par la diète de Worms en 1521, Luther est mis au ban de l'Empire, ce qui signifie que si quelqu'un le rencontre, il a le droit de le tuer. À moins que je sois mal informé, je trouve très révélatrice l'absence de l'évêque d'Erfurt (son supérieur ecclésiastique direct) et de tout concile dans la condamnation de cet homme : le concile de Trente, en effet, de 1545 à 1563, n'est pas destiné à examiner les théories des différents réformateurs, qui ont déjà été condamnées, mais à résoudre la crise ouverte par ces mouvements de Réforme ; on a ainsi pu souligner que le travail du concile de Trente se situe essentiellement au niveau disciplinaire et beaucoup moins au niveau théologique.


La Religion combattant l'Hérésie, 1688.

Les changements de l'époque moderne (xviième--xixième siècles)

La Réforme n'a pas changé grand-chose à la façon dont se définissent les vérités de foi, les véritables changements viennent du mouvement humaniste, du développement de la philologie et de la diffusion du livre imprimé. On a souvent tendance à penser que ces nouveautés ont surtout eu une influence sur les Réformes : il n'est pas faux de dire que sans elles, la diffusion et l'ampleur des Réformes sont impensables, mais il est faux de penser qu'elles n'ont eu aucune influence sur le monde catholique. Tous les philologues, tous les érudits, tous ceux qui lisent des livres imprimés ne sont pas des protestants et on oublie souvent que les plus grands érudits du xviiième siècle sont les bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur. Avec la diffusion du livre imprimé, la capacité accrue à restituer l'histoire des manuscrits et de leur transmission, l'Église, née de l'Incarnation du Verbe de Dieu, fondée sur la transmission avant tout orale (écrite, dans des cercles limités) de cette Parole, devient de plus en plus liée au livre et à la critique textuelle. À l'époque du manuscrit, le théologien est un anneau dans une chaîne de transmission, il écrit avec tous ceux qui ont écrit avant lui, sans s'en distinguer, à tout le moins, pas dans le but de s'en distinguer, il aide à constituer un héritage et à le transmettre. Au contraire, le règne du livre imprimé conduit à exacerber les tendances au dogmatisme : les progrès de la philologie inclinent le monde catholique à conférer aux sources des premiers siècles une valeur magistrale, en vertu de l'argument selon lequel plus on est proche de l'époque où a vécu le Christ, plus on est proche de la vérité ; avant, l'idée était plutôt plus on avance dans le temps, plus on prie et plus on réfléchit, plus on se rapproche de la vérité. En exagérant et en simplifiant, on peut presque en venir à dire qu'à partir du xviième siècle, les pasteurs et les théologiens ne sont plus des anneaux dans la chaîne de transmission, mais qu'ils sont les gardiens d'une tradition ancienne : convaincus que l'Église moderne est dégradée et décadente, les pasteurs et théologiens des xviiième et xviiiième siècles parent l'Antiquité chrétienne de toutes les perfections et font des six premiers siècles du christianisme la norme doctrinale et morale du christianisme moderne. Ce brevet de conformité aux origines est évidemment une façon de faire concurrence aux réformés. Ainsi, on oublie au xviiième siècle que les écrits des Pères de l'Église ne sont pas une oeuvre cohérente, un tout théologique, mais que ce sont des écrits de circonstance provoqués par le surgissement d'idées hétérodoxes et discernées comme hérétiques.




L'Église Saint-Pierre de Rome, symbole de la suprémation vaticane.

Ceux qui ont réussi à arriver jusque-là ont gagné d'avoir une conclusion. À mon sens, le fondement de tout ce que l'on peut dire en matière de définition et de transmission des vérités de foi est ce lien essentiel entre l'Incarnation du Verbe, Fils de Dieu, la Vérité et l'unité de l'Église : le Christ n'étant pas un pantin mal articulé, il ne peut y avoir qu'une seule Église et cette Église ne peut proclamer qu'une seule vérité. En conséquence, toute hérésie est la marque de la rupture de cette unité, un péril quant à la vérité de l'Église, et ce, dès l'époque des tout premiers chrétiens. Dans le même temps, la mission d'annoncer la Bonne Nouvelle à toutes les nations et d'assurer la communion de tous les hommes entre eux et avec le Père, le Fils et le Saint Esprit, conduit nécessairement à approfondir les mystères de la foi et vu la faiblesse de l'esprit humain, ceci conduit nécessairement à la formulation de doctrines finalement reconnues comme fausses. En contrecoup, discerner une hérésie précipite le discernement de la vérité de foi et la formulation de la doctrine orthodoxe. Chaque pasteur ayant en charge de transmettre les vérités de foi dans son diocèse est en même temps le gardien de l'orthodoxie à l'intérieur de cette circonscription. Toutefois, pour éviter que chaque diocèse ne finisse par évoluer de façon autonome, la réunion de tous les évêques en concile permet d'assurer l'universalité et l'unité de l'Église. Ceci est lourd et ne suffit pas : l'on n'a jamais supprimé le concile, mais l'on voit le siège épiscopal romain devenir le premier de tous les sièges épiscopaux, par l'héritage de la chaire apostolique de saint Pierre martyr et par la récupération de l'héritage impérial romain. Rome devient ainsi une source essentielle dans la transmission de la foi, ce qui aboutit plus ou moins logiquement à la proclamation du dogme de l'infaillibilité pontificale en matière de foi et de moeurs au concile de Vatican I en 1870. Faut-il s'en arracher les cheveux ? crier après l'usurpation ? Je ne crois pas : si aujourd'hui, on supprimait toutes les structures ecclésiastiques et qu'on faisait comme si l'Incarnation, la Passion et la Résurrection avaient eu lieu il y a quelques heures, on aurait de très fortes chances d'aboutir, dans deux mille ans, à quelque chose de fort semblable à l'Église catholique d'aujourd'hui, même si Rome ne serait pas le centre alors. Tout ça pour dire que sans ces deux mille ans de christianisme, nous ne serions sans doute pas là, alors, faisons comme les théologiens d'avant l'imprimerie et commençons par rendre grâce à Dieu pour tous ceux qui nous ont précédé dans la foi et qui ont, chacun à leur manière, annoncé la Bonne Nouvelle qui est parvenue jusqu'à nous et à laquelle Dieu nous a donné la grâce de croire.
P.S.


Previous Up Next