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Ce que transmettent les femmes...

Raphaël Spina









Cet article constitue une prise d'opinion personnelle, et ne prétend pas présenter une vérité communément admise par les théologiens.

«Son sexe s'y oppose» :

Le long chemin de la parole des femmes sur Dieu, ou comment la petite Thérèse devint docteur quand même

En la chapelle de la Pitié-Salpêtrière, le 23 octobre 2005, à l'occasion du passage d'une relique de la sainte, Mgr Guy Gaucher a prononcé la conférence suivante. Elle était centrée sur la proclamation de Thérèse de Lisieux comme docteur de l'Église en 1997. Mgr Gaucher jusqu'à peu évêque auxiliaire de Lisieux et Bayeux, en fut un artisan de premier plan. Le compte-rendu oculaire qui suit s'efforce d'être fidèle à ses propos de haute qualité.

Pie XI (1922--1939) fut de loin le pape le plus «thérésien» de l'histoire. Il prononce en 1923 la béatification de la petite carmélite, il la canonise en 1925 ; des reliques de la sainte de Lisieux sont sur son bureau, il a plaisir à entretenir une correspondance personnelle fréquente avec sa soeur, Mère Agnès. Mais il ne voulait pas qu'elle fût docteur de l'Église. À cette proposition, il eut ce sursaut spontané qui en disait long : «son sexe s'y oppose».

«Pendant dix-neuf siècles l'Église s'est privée de l'apport de la parole féminine sur Dieu», lance sobrement l'orateur.

Les oeuvres féminines, très belles, très goûtées même, ne sont pas pour autant prises en compte à égal d'oeuvres d'hommes, poursuit-il. On n'y voit pas l'équivalent des traités scolastiques en bonne et due forme, des doctrines constituées, des enseignements homologués. Pire, des siècles durant on se méfie des mystiques, on les soupçonne d'être des exaltées, on met en doute leur orthodoxie. Entendent-elles les voix des saints ou des démons ? Sont-elles possédées de Dieu ou du diable ? Jeanne d'Arc n'est canonisée qu'en 1920, cinq siècles après avoir été brûlée pour sorcellerie par les meilleurs théologiens de son temps, et Thérèse d'Avila eut comme chacun sait maille à partir avec l'Inquisition1. En 1970, au centenaire de la naissance de Thérèse, Urs von Balthazar se demande encore quand va enfin être intégrée la parole des femmes sur Dieu.

La même année, le pape Paul VI lui répond indirectement. C'est lui qui brise le premier ce tabou anachronique. Il répare une injustice quand deux femmes cette année-là sont les premiers docteurs féminins proclamées : Catherine de Sienne et Thérèse d'Avila. Une révolution dont l'ampleur est sous-estimée : la plus récente biographie de ce pape, note le conférencier, ne trouve pas en huit cents pages la place de mentionner cette initiative particulièrement novatrice --- une curiosité, sans doute ! Alors que dans le sillage de Vatican II, et que pour la première fois de l'histoire occidentale un mouvement de fond tend à accepter la femme comme être égal à part entière à l'homme (« j'ai dit l'égalité, pas l'identité », exposait déjà doucement un personnage de Victor Hugo), dont les paroles, les gestes et les responsabilités doivent être pris au même sérieux que ceux des hommes.

Quelques années plus tard Jean-Paul II, que nul ne soupçonnera de féministe échevelé, constate quant à lui que cette Europe dont l'unité lui est chère n'est sous la protection que de saints patrons masculins : aussitôt par un Motu Proprio du 1 er octobre 1999, un long oubli est réparé. Désormais trois femmes protègent aussi l'Europe, trois grandes mystiques et théologiennes : Brigitte de Suède, Catherine de Sienne et, symbole des plus forts et des plus pertinents, la martyre du génocide Edith Stein, arrêtée et décédée sous le nom Theresia-Benedicta de la Croix. Jean-Paul II a par ailleurs multiplié les textes : encyclique sur la dignité de la femme, lettre aux femmes, réflexions sur la femme dans la vie du prêtre. Il en reste à faire pourtant, soupire Mgr Gaucher, qui s'y connaît, quoique prêchant peut-être un peu pour sa paroisse : huit ans après, le doctorat de Thérèse ne lui semble pas encore « vraiment reconnu ni estimé». Faudra-t-il attendre un autre demi-siècle pour qu'elle soit reconnue comme enseignante universelle dans sa pleine mesure ?




Le conférencier : Monseigneur Gaucher.

«Dieu nous a fait homme et femme, s'il n'y a sur lui qu'une parole masculine, c'est bien qu'il manque quelque chose» --- la moitié ! On songe en entendant ce propos à la parabole platonicienne de la République : une cité qui néglige l'apport de son élément féminin correspond à un homme qui ne se servirait que de son bras droit --- que dire alors d'une Église !

À cela, retrace le conférencier, quelques racines historiques solides. L'éducation des filles a longtemps été le parent pauvre d'une instruction générale elle-même peu répandue. Catherine de Sienne était illettrée, et son influence considérable passe par les notes que prenaient ses familiers. Dans une phase historique pourtant plus favorable, Thérèse de Lisieux quitte l'école à 13 ans et demi. Entre les deux extrêmes de la chaîne temporelle, Thérèse d'Avila n'a jamais étudié formellement la théologie. Aux inquisiteurs, tous théologiens sortis de Salamanque, elle peut sans ironie se dire une pauvre femme qui ne sait rien. Jeanne d'Arc eût pu dire de même devant les assemblées de fins théologiens sorbonnards qui la jugèrent à Poitiers, et la condamnèrent à Rouen. Dix-neuf siècles durant, le deuxième sexe n'a pas eu accès à l'université --- d'autant plus logiquement, eût pu préciser Mgr Gaucher, que le refus du sacerdoce féminin l'écarte ipso facto d'une institution originellement religieuse, longtemps prévue pour les seuls clercs. Enfin, nous qui sommes habitués à avoir notre Bible personnelle depuis notre baptême, notre catéchisme ou notre première communion, n'oublions pas qu'en réaction au libre examen des Écritures prôné par la Réforme protestante, l'interdiction de lire par soi-même la parole de Dieu est demeurée ferme jusqu'à sa levée en 1897. Thérèse de Lisieux n'a jamais possédé de Bible. Encore les novices de son temps avaient-elles le droit à un Nouveau Testament. C'est par les citations de Jean de la Croix, des sermons ou de la liturgie qu'elle a connu l'Ancien Testament : son oeuvre en contient près de 450 citations !

Ces particularités héritées de la longue durée de l'histoire (et non d'un hypothétique éternel féminin) ne pouvaient manquer de se traduire dans l'oeuvre de ces femmes. Mgr Gaucher en expose remarquablement les manifestations. Les deux Thérèse, Catherine et leurs semblables ne sont pas des femmes savantes. De ce fait, elles qui ont été bien plus proches de Dieu que bien des sages et des théologiens, n'écrivent pas de traités, ne s'expriment pas par concepts, ne prétendent pas composer une somme théologique élaborée. La réformatrice du Carmel écrivait bien des textes selon les demandes contingentes de ses moniales. La conscience que «cet ange ne restera[it] pas longtemps avec [eux]» a poussé la soeur de Thérèse à demander à la meilleure plume d'entre elles d'écrire ses souvenirs d'enfance et de sa famille . Le reste repose sur ses poèmes, ses pièces de théâtre, ses 256 lettres personnelles, et, plus pathétiques, les confidences de la moribonde que les soeurs eurent la prescience bienvenue de recueillir par écrit à son insu. Et c'est pourtant une doctrine complète qui par d'autres moyens se verse dans ses écrits. Et ne sont-ils pas ainsi bien plus proches des sources profondes de la foi ? La Bible n'est pas un traité, c'est surtout l'histoire du peuple de Dieu, entremêlée de poèmes, de chants et de récits. Jésus même n'a jamais composé de traités, il parle par paraboles. «Thomas d'Aquin parle par concepts, Thérèse de Lisieux dit parfois la même chose que lui, mais par des poèmes qui semblent mièvres à qui les regarde de haut.»


Sainte Catherine de Sienne, communiant des mains du Christ.

Cela va plus loin. Il y a une façon féminine de parler de l'amour de Jésus, estime l'intervenant, qui à propos des mystiques majeures n'hésite pas à parler du «privilège de la féminité dans l'amour de Jésus». L'amour qu'elles lui rendent est tour à tour «virginal, sponsal, filial et maternel», lance-t-il comme pistes. Elles qui renoncent à avoir des enfants biologiques se font par Jésus les mères de millions d'enfants spirituels, elles qui comme Marie sont présentes de la naissance à la mort, elles ont de ce fait une sensibilité plus grande à la corporéité, de là au mystère de l'Incarnation --- il y eut peu de femmes gnostiques, relève Mgr Gaucher2 --- ou encore, bien entendu, à la figure de Marie. Ce n'est évidemment pas un Jean-Paul II «tout à [la Vierge]», marqué dans ses conceptions mariologiques par la pensée thérésienne comme tout le concile lui-même, qui a pu être insensible à cet aspect de ses écrits. Lorsqu'au missionnaire à qui elle sert de correspondante, Thérèse conseille en matière de célébration eucharistique : «Que le prêtre touche Jésus avec le même amour que Marie l'enveloppait de langes», s'exclame l'évêque, elle exprime, avec des mots qu'aucun homme n'avait jamais trouvés, le mystère de la présence réelle.

Comment Thérèse en vint-elle à acquérir cette science sur Dieu ? Mgr Gaucher fait ici un important développement sur sa vie contemplative comme propédeutique, rappelant l'importance pour la carmélite de l'oraison, de la méditation continuelle de la Parole jour et nuit et dans les plus humbles tâches du travail ménager comme pendant la prière. La contemplation est acte de connaissance, dit la théologie. Et il n'est jusqu'au missionnaire qui ne soit lui-même un «contemplatif en action »3. Au-delà, Thérèse qui de sa vie «n'[a] jamais cherché que la vérité» aimait déjà dans sa prime jeunesse l'histoire et les sciences, puis ensuite elle découvrit, supérieure, «la science de l'amour». Une référence captivante à la notion pascalienne d'ordre permet alors à Mgr Gaucher d'affiner : au-delà de l'ordre des corps (auquel correspondent les sciences), il y a l'ordre de l'esprit (la philosophie) puis l'ordre de l'Amour ou de la Charité (théologal). C'est au troisième de ces ordres que Thérèse sacrifiera son goût pour le premier ordre voire pour le deuxième. «J'ai prodigué ma vie, mon avenir», dira-t-elle, parce que «la science d'amour...je ne désire plus que celle-là.» L'oraison qui embrase tout d'un feu d'amour, dit le théologien, est de ce fait voie royale vers cette science et sa seule source, Jésus le Christ.


Sainte Thérèse de Lisieux.

Faire de la théologie comme sainte Thérèse, et lier intimement devoir d'intelligence de la foi et désir d'annoncer l'Évangile, c'est la recommandation que donna Jean-Paul II aux théologiens conduits par le cardinal Ratzinger, la semaine suivant la proclamation du doctorat de la petite carmélite.

Décédée à 24 ans, Thérèse est la plus jeune docteur de l'histoire de l'Église, et celle proclamée le plus rapidement, un siècle après sa mort au lieu des quatre nécessaires en moyenne. Pape de la jeunesse, Jean-Paul II n'a pu manquer d'y voir un signe fort. La reconnaissance comme docteur de l'Église ne fut-elle pas annoncée dans l'enthousiasme des JMJ parisiens de 1997 ?

Elle est célèbre la superbe phrase où Thérèse voudrait être martyre, docteur et missionnaire «depuis la création du monde et jusqu'à la consommation des siècles». Martyrisée elle le fut en un sens par procuration, la tuberculose faisant office de bourreau. Missionnaire elle le fut, elle la sainte patronne des missions qui n'a jamais quitté son cloître, du moins avant sa mort, car depuis ! Et elle voulait être docteur : elle a toujours obtenu ce qu'elle désirait, elle y arrivera donc, s'était rassuré Mgr Gaucher !

Une petite fille ordinaire à la vie monastique simple et sans histoires, qui ne fut ni publiciste ni martyre ni fondatrice ou réformatrice d'ordre ni missionnaire, décédée de la maladie la plus tristement commune de son temps, et dont le nom même respire le banal (il est plus facile de sembler prédestiné à faire de grandes choses lorsque l'on s'appelle Charles de Gaulle que lorsque l'on naît Thérèse Martin). Et c'est ainsi qu'elle mérita de devenir «maîtresse de connaissance». Une fois de plus, ce que Dieu avait caché aux sages et aux savants, il l'a transmis par les tout-petits.

Transmettre la parole et l'Eucharistie :
humble plaidoyer pour la possibilité d'une ordination «impossible»

«Cependant je sens en moi d'autres vocations, je me sens la vocation de guerrier, de prêtre, d'apôtre, de docteur, de martyr. (...) Je sens en moi la vocation de prêtre ; avec quel amour, ô Jésus, je te porterais dans mes mains lorsque, à ma voix, tu descendrais du Ciel... Avec quel amour je te donnerais aux âmes... »4

Il n'est qu'un seul point sur lequel la captivante conférence de Mgr Gaucher reste muette, et laisse quelque peu sur sa faim. Comme il l'expose sans ambiguïté, nous nous sommes privés trop longtemps de la parole des femmes sur Dieu, nous avons trop négligé le son de cloche différent et fort instructif que leur parole nous fait entendre. Pourquoi ne pas être allé au bout de cette logique, et poser clairement la question, sans idéologie ni préjugé mais avec souci de justice : ne nous sommes-nous pas trop longtemps privés du service des femmes comme apôtres et prêtres ?

Même avant de retrouver cette fort belle citation de la petite Thérèse5, je songeais pendant cette conférence passionnante à ce jour où à la messe dominicale en la cathédrale de Canterbury --- dans un contexte par ailleurs d'autant plus inoubliable qu'une tragédie venait d'endeuiller notre école --- j'entendis pour la première fois prêcher une femme prêtre de l'Église anglicane. Il n'y avait rien à redire sur le fond du discours, et tout était si normal que ce n'est qu'au bout de quelques minutes que je me rendis compte que le sermon n'était pas assuré par un homme. C'est que le détail n'était finalement pas intrinsèquement choquant ni franchement si important. L'essentiel, dit-on justement, c'est la parole de Dieu bien plus que ceux qui la portent et qui la transmettent.

C'est ainsi que les Épiscopaliens en consacrant la première femme évêque en 1989, les évêques anglicans en reconnaissant en 1993 que «dans le monde d'aujourd'hui, l'ordination des femmes est une simple question de justice», ont eu le mérite de poser la question et sans doute ont frayé la voie à un débat interne appelé à grandir au sein des autres Églises. Sur le simple plan de la compétence requise, est-il en effet encore possible de considérer sérieusement, au seuil du troisième millénaire, qu'être née avec le mauvais chromosome et disposer d'organes de reproduction différents suffit à entraîner d'office une inaptitude spécifique à annoncer et transmettre la Parole, et à reproduire les gestes de Jésus ? Sans doute d'innombrables femmes, dont certaines comptent parmi les plus belles servantes de Dieu, n'ont jamais ressenti en elles la vocation du sacerdoce pendant d'innombrables générations, mais l'appel de Jésus que ces centaines de femmes prêtres ont dit avoir ressenti, doit-il être déclaré d'office faux ou inauthentique6 ? D'autant que même le docteur Thérèse de Lisieux n'est pas sans avoir palpé un jour la vocation du sacerdoce. Même avec la meilleure foi du monde, les arguments hostiles au sacerdoce féminin ne risquent-ils pas de nous paraître quelque jour aussi datés et aussi solidement fondés que l'exclamation susdite de Pie XI contre sa reconnaissance comme docteur : «son sexe s'y oppose» !?




Première ordination de femmes en la Cathédrale de Canterbury (1993).

En tout cas, le fait est maintenant là. Des femmes prêtres et évêques existent, donc elles sont possibles7. Et ce par une décision de l'Église anglicane dont il faut rappeler la succession apostolique parfaitement valide, reconnue notamment par le pape Paul VI lorsqu'il invita symboliquement l'archevêque de Canterbury à bénir la foule à ses côtés (1965), il faut rappeler que de tous nos frères séparés elle est à ce jour la plus proche de l'Église catholique tant sur le plan dogmatique que pratique et liturgique, et qu'enfin elle a reconnu en 1993 le pape comme «prélat universel».8

Les arguments sont connus, et fort simples. D'un côté, nul besoin d'y revenir, l'affirmation qu'il faut rester fidèle au choix de Jésus, qui n'a pas appelé de femmes parmi ses apôtres. De l'autre, ce que notent aussi bien certains contributeurs catholiques de Témoignage Chrétien que l'abbé Pierre récemment, ou de simples fidèles : tandis que tous les apôtres s'enfuyaient et se terraient quand ils ne trahissaient pas leur maître, seules les femmes lui restèrent fidèles jusqu'au bout, furent présentes au pied de la Croix et allèrent le dimanche matin au tombeau vide. Le «mâle Moyen-Âge» (G. Duby) qualifiait déjà Marie-Madeleine d'«apôtre des apôtres» : «va annoncer à mes frères»9. Il n'était certes pas époque propice à en tirer toutes les conclusions logiques possibles ! Plus encore, nul mot du maître dans l'Évangile ne fait expressément mention d'une impossibilité ad perpetuum pour les femmes d'accéder un jour à la succession apostolique, de recevoir un jour à leur tour le don de l'Esprit-Saint pour lier et délier sur terre, et accessoirement d'accéder par là-même aux responsabilités importantes voire suprêmes dans la direction de son Église10. Pour tout dire, que la non-ordination des femmes repose sur un fondement théologique, cela reste encore à prouver.

Il est nettement plus probable que Jésus, homme de son temps parce que parfaitement homme en même temps que parfaitement Dieu, n'a fait que s'adapter à une réalité sociologique de fond. Il était impensable, dans le monde du premier siècle de notre ère et pour bien longtemps encore, d'envoyer au loin prêcher des femmes seules ; perpétuelles mineures civiles, considérées de facto en êtres inférieures même lorsqu'éminemment respectées, exclues par principe de tout poste de responsabilité civil ou religieux, interdites de parole sur les places publiques ou dans les synagogues, comment auraient-elles pu a fortiori faire passer la délicate annonce d'un Dieu crucifié comme un esclave, quand même le cultivé, fin, éloquent (et fort mâle) saint Paul suscite des moqueries et des murmures sur l'agora d'Athènes ? La prégnance des préjugés antiféminins (y compris voire surtout au sein des femmes elles-mêmes !) rend difficile d'imaginer une femme prêchant et attirant «avec autorité et non pas comme leurs scribes» des foules de disciples des deux sexes. De la même manière, note avec bon sens l'abbé Pierre, le Verbe Incarné en tant que personne de la Trinité n'a pas plus de sexe que le Père et l'Esprit : s'il a choisi de s'incarner en un homme, c'est bien plus certainement pour les susdites raisons sociales contingentes, et il est dès lors peu probable que célébrer l'Eucharistie en reproduisant les gestes de Jésus exige d'être un homme. La fidélité indispensable au choix initial de Jésus a-t-elle jamais signifié reproduire à l'identique et de manière figée le groupe des premiers qui le suivirent ? On pourrait tout autant faire remarquer, d'ailleurs, que Jésus n'a choisi que des Juifs (détail auquel ce pur fils d'Israël a probablement été bien plus sensible qu'à la caractéristique sexuelle), ou encore que des Blancs. Et nul ne s'est jamais préoccupé de rester fidèle au choix d'un patron-pêcheur comme chef de l'Église universelle, ni de maintenir le quota de publicains, de renégats et de pêcheurs dans le choix des pasteurs de l'Église.

Ne faudrait-il pas plutôt reconnaître «qu'en vérité, Dieu ne fait pas de favoritisme», qu'en Christ il n'est plus ni homme, ni femme, ni esclave ni homme libre, ni Grec ni Romain, et non moins important, que l'appel de Jésus s'adresse jusqu'à la fin du monde à chacun en tant que personne et non en tant que représentant de telle catégorie du genre humain ? Et l'Église n'a-t-elle pas plutôt tout à gagner à aussi rester fidèle aux gestes de transgression de celui qui sans égards pour les préjugés et les tabous de son temps, ose adresser la parole à la Samaritaine seule en un point du désert, sauve la vie de la femme adultère, surprend en se souciant des enfants, des pauvres, des lépreux et de tant d'autres petits et humbles --- quand il ne s'attire pas carrément des ennuis pour avoir chassé les marchands du Temple ? Dans sa manière de constituer le groupe de ses disciples, Jésus rompait spectaculairement avec la disqualification religieuse frappant les femmes : naissances et menstruations les plaçaient en effet régulièrement en état d'impureté et en marge de la Loi. «Ses repas avec les exclus et les femmes moralement réprouvées offrent le signe le plus cinglant de son refus de tout particularisme», souligne l'Histoire universelle du Christianisme, qui parle de «fréquentations qui brisaient les tabous et déséquilibraient les rapports sociaux». Au contraire des Pharisiens ou même du Précurseur, soucieux de constituer par exclusion et sélection un groupe de suivants purs selon leurs critères prédéfinis, Jésus faisait montre ainsi une large «posture d'intégration» conforme à son message d'amour et d'accueil de tous par le Père. Posture qu'il ne tient qu'à son Église «catholique» (universelle) de reproduire à chaque étape du développement historique. Or cette universalité qui fait sa gloire peut-elle être parfaite si elle retranche d'emblée la moitié de l'humanité de la participation à la prêtrise et au Magistère ?

Cette capacité de transgression et de remise en cause --- nous autres chrétiens avons accompli voici deux millénaires la plus formidable révolution de l'histoire, disait Emmanuel Mounier --- a toujours été la plus forte dans l'histoire du catholicisme. Et Vatican II a il n'y a pas si longtemps prouvé à la face du monde l'extraordinaire capacité de mutation de l'Église --- au contraire de certaines Églises figées telles l'Église orthodoxe. Que ce nouveau défi soit plus redoutable ne le rendrait que plus remarquable à relever.

Ce que la judéité transmit à trois femmes

Réédition en poche d'un livre vieux de deux ans, l'ouvrage Trois femmes dans de sombres temps de Sylvie Courtine-Denamy11 offre aux profanes comme aux initiés une excellente introduction aux vies et pensées de trois grandes philosophes d'origine juive, toutes marquées par les problèmes de la pensée et de la foi, de l'engagement, de la persécution et de l'exil. Il est doublé en permanence d'un panorama captivant de la vie intellectuelle de leur temps, et des drames historiques traversés. C'est un excellent mariage entre le genre biographique et l'étude philosophique et théologique, accessible et de lecture aisée, très sérieux en dépit de quelques erreurs factuelles12. Ceux d'entre nous affectivement et intellectuellement attachés à ces trois personnages, notamment à notre condisciple mystique devenue un symbole de la rue d'Ulm et à la sainte carmélite morte dans la chambre à gaz d'Auschwitz, auront plaisir à les retrouver dans ce balayage instructif : années de formation de trois enfants prodiges, rapports complexes à leurs maîtres intellectuels, à leur judéité et à leur féminité, engagements politiques (sait-on que la jeune Edith Stein milita pour le vote des femmes allemandes, elle que l'université refusa durablement parce que femme ?), rapport au monde et à leur destinée, enfin épreuve de la persécution raciste, de l'exil, de l'internement pour la première, et pour les deux dernières, de la mort tragique.

Le livre égrène chaque année de la triste décennie 1933--1943, en faisant précéder chacune d'elle d'un rappel sommaire, fort bien fait, d'événements intellectuels, politiques et religieux significatifs. En toile de fond de ces trois vies, une époque sans pareille, l'interdiction de l'Action Française par le pape, la multiplication des publicistes antisémites, le mouvement de rupture de l'Église avec des siècles d'antijudaïsme, la montée des totalitarismes, l'accumulation des périls et les deux guerres mondiales. On croise parmi leurs maîtres Husserl, Heidegger, Alain, Bergson, ou Boris Souvarine. Des comparaisons filées amènent à aborder la conduite et la réflexion de certains de leurs contemporains, qui pour partie croiseront le chemin des trois personnages : ainsi Raymond Aron, les hommes de la revue Esprit, l'évolution lente et complexe de Claudel et Bernanos jusqu'à leur rupture avec l'antisémitisme, ou plus encore Jacques Maritain, acharné à démontrer la continuité : «On passe de l'un à l'autre par le Christ».


Hannah Arendt.

H. Arendt, le penseur des totalitarismes, ne s'est jamais investie dans les problèmes de la foi, en dépit de sa bonne connaissance de saint Augustin et du christianisme, ou de ses belles réflexions sur les concepts de promesse, de pardon, d'oeuvre et de travail... Une de ses pensées amène tout chrétien à réfléchir. S'il n'existait plus un jour sur terre qu'un seul principe de vie et d'explication du monde (idéologie ou religion), nous perdrions toute compréhension des civilisations humaines passées, et deviendrions parfaitement incapables de penser la liberté, la différence et le changement, autant que les sociétés primitives figées et sans histoire des îles perdues, qui avant l'arrivée des premiers explorateurs étaient dans l'incapacité radicale de penser quelque chose de différent de leur culture et par ailleurs susceptible d'évolution13. Or «les îles les plus lointaines entendront son enseignement», disait le prophète. Cette réflexion contredit-elle l'idée d'annoncer la Parole à tous les hommes et de faire reconnaître comme vrai à toute l'humanité l'enseignement transmis par les apôtres ? On ne s'interroge peut-être jamais assez sur ce que serait une planète intégralement chrétienne. Est-ce parce que cet horizon ne semble pas devoir être atteint avant le jugement dernier ? En tout cas, la diversité interne du (des) christianisme(s), la pluralité de voies empruntées pour accéder à un même but (le Christ) serait peut-être une réponse au danger pointé par H. Arendt.

Simone Weil hésite sans cesse aux portes du baptême et restera sans fin sur le seuil de l'Église jusqu'au dernier instant. En elle il nous est fait accéder à un personnage attachant et déconcertant, bourré de contradictions14, parfois impulsif et souvent imprévisible, à la pensée trop riche, trop complexe et irréductiblement originale pour ne pas être inclassable. Cette normalienne agrégée de philosophie a voulu vivre dans sa chair la condition ouvrière. Au prix de dures souffrances physiques et morales, elle s'est faite manoeuvre d'usine et plus tard simple ouvrière agricole pour ressentir ce qu'éprouvait le monde ouvrier, exilé en son propre pays, tenu en ce qu'elle vit comme un authentique esclavage, néfaste à toute pensée et toute vie intérieure et intellectuelle. D'une infinie capacité de compassion, c'est la religion des esclaves qu'elle admire dans le christianisme, contre les fascismes qui se placent du côté des vainqueurs prétendument forts --- elle notera ironiquement que les mêmes qui ont crucifié Jésus l'auraient acclamé comme messie s'il s'était montré capable de faire périr d'un mot des milliers de gens. Elle sera vivement anticolonialiste, antifranquiste, très lucide sur l'URSS alors si séductrice, sur la proximité des régimes stalinien et nazi qu'on n'appelle pas encore totalitaires, ou sur l'ambiguïté de certains engagements contre le fascisme ou pour Vichy.

Ce qui ternit ce personnage remarquable : son amour immodéré des Grecs qui la conduit à une haine injuste de l'empire romain et plus grave encore de son propre peuple, les Juifs --- les deux sont liés car à ses yeux Romains et Juifs sont purs «jumeaux dans l'infamie». D'où son refus farouche, obstiné, presque fanatique de ne considérer l'Ancien Testament et le judaïsme autrement que comme les sommets de l'horreur et de la vilénie. Avant comme après sa conversion au Christ, on reste navré devant cette saisissante accumulation de jugements péremptoires, d'affirmations hasardeuses et de contre-sens complets --- sur le prétendu racisme que recouvrirait la notion de peuple élu, sur la reprise telle quelle par les Romains (!) puis par les hitlériens (!) de cette idée d'élection, mise au service d'un impérialisme «racial», ou par exemple sur l'idée que les Hébreux purent pénétrer en Palestine et en massacrer les populations sans défense (!) parce que les Grecs étaient trop absorbés par la guerre de Troie15. Elle-même juive refusera donc jusqu'au bout l'héritage de l'histoire du peuple saint, et de sa compassion, elle n'exclura que les Juifs, au pire moment de leur histoire : d'où sa négligence complète de la centralité du racisme et de l'antisémitisme dans le national-socialisme, et en plein automne 1940, ce texte brutal reprenant l'accusation de déicide !




Simone Weil.

Comment a-t-elle pu ainsi dissocier de l'Ancien Testament et de l'histoire juive le Christ qui l'a saisie et convertie, ce Jésus qui n'a été «envoyé qu'aux seuls fils d'Israël», qui ne se fait pas prier pour aider un centurion romain qui aime la nation juive, qui met rudement à l'épreuve la non-Juive, qui tient d'autant plus à apporter la joie du salut à Zachée ou à la femme à la main desséchée car eux aussi sont fils et fille d'Abraham ?

Faut-il incriminer sa seule ignorance du judaïsme et de la culture juive ? Sa famille en était détachée, elle ignorait l'Hébreu, elle ne mit de sa vie les pieds dans une synagogue --- et de juifs éthiopiens ! --- qu'en 1942 à New York. Sans doute eût-il fallu aussi interroger encore davantage la figure du «Juif antisémite» du xixième siècle --- refusant de se considérer prioritairement comme membre de ce peuple, mais aussi las qu'il soit un peuple à part et différent des autres, et de là prêt à stigmatiser violemment ses tares supposées. Au-delà, s'interroge l'auteur, n'y a-t-il pas une philosophie plus profonde --- un lointain et ultime avatar de la Gnose ? Elle aurait commis la même erreur fondamentale que ceux qui ont pensé au iiième siècle que la foi chrétienne pouvait se transmettre sans besoin de l'Ancien Testament. Il est hors de doute que comme pour eux, cette erreur absurde n'a engendré que de l'absurde.

Cela n'ôte pas la beauté singulière du moment où la foi lui a été donnée. C'était à Assise en 1937 : «le Christ m'a prise.» Devant un crucifix en la basilique, pour la première fois de sa vie une force supérieure la pousse à se mettre à genoux. À l'abbaye de Solesmes l'an suivant, lors de la semaine sainte «la pensée de la Passion du Christ est entrée en moi une fois pour toutes.». Un poème de G. Herbert, Love, lui fait sentir de Jésus «une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d'un être humain, inaccessible aux sens et à l'imagination, analogue à l'amour.»

Mais outre l'opposition irréductible à l'Ancien Testament et à son héritage, S. Weil ne peut rentrer dans une Église qui selon elle reprend la sainteté d'Israël et l'idée d'élection qui lui fait tant horreur. D'où sa focalisation négative sur la formule «Qu'il soit anathème !». Peut-être est-elle venue trop tôt et aurait-elle été plus à sa place dans l'Église conciliaire ouverte de Jean XXIII (lecteur ému de S. Weil !), songe l'auteur. À vrai dire, elle énumérera jusqu'à trente-cinq obstacles à son baptême ! Elle mourut croyante et non baptisée au sanatorium d'Ashford en Angleterre, le 24 août 1943 à trente-quatre ans, après avoir précisé toutefois qu'elle pouvait le recevoir si jamais elle sombrait dans l'inconscience. Elle fut inhumée au cimetière de Bybrook, après quelques prières récitées par son camarade dans la France Libre, le catholique Maurice Schumann --- le prêtre convié se trompa de train et arriva en retard.


Sainte Edith Stein.

Edith Stein, soeur Theresia-Benedicta de la Croix au Carmel, gazée à Auschwitz le 8 août 1942, ne butta pas sur le même problème qu'elle. Pour cette convertie née dans une famille juive pratiquante, il n'y eut pas opposition entre judéité et christianisme, mais accomplissement de l'un en l'autre. Car plus encore que les autres, «ceux qui ont grandi dans le judaïsme ont le devoir de rendre témoignage.» Nul reniement de son peuple : «vous ne savez pas ce que cela signifie pour moi d'appartenir au Christ non seulement par l'esprit mais aussi par le sang.» Alertant en vain Pie XI dès 1933, elle compare les outrages aux Juifs à un soufflet sur le visage du plus illustre enfant de leur peuple. Devant les persécuteurs elle rappellera que «le Christ priait à la manière d'un Juif pieux, fidèle à la Loi.» Il lui arrivera --- l'auteur ne le mentionne pas --- d'écrire à un évêque pour le reprendre de ses propos antijuifs. Est-ce un hasard enfin --- ceci eût pu être soulevé --- si elle a intégré le Carmel, le seul ordre, avec les Jésuites, à ne jamais avoir refusé les hommes et femmes de sang juif dans l'Espagne du xviième siècle ? Son entrée au couvent en octobre 1933, souligne en tout cas l'auteur, est le contraire d'une fuite devant le monde qui s'embrase. Et elle savait d'emblée que la persécution l'y rejoindrait.

Il est impossible ici de retracer tout le portrait biographique et spirituel qui nous est offert ici de cette fille de Thérèse d'Avila, convertie à la lecture de l'autobiographie de la sainte. Il est doublé constamment d'un tableau plus général de l'Église confrontée au nazisme triomphant, d'où il ne manque ni les états d'âme du pape Pie XI, pourtant d'une hostilité aux totalitarismes de plus en plus marquée, ni la lancinante question (sans possibilité d'aucune réponse simple) du «silence de Pie XII» (Esprit emploie le terme dès 1939 !), ni une belle réflexion sur le profil de Mgr Roncalli futur Jean XXIII : venu une génération plus tôt sur le trône de St Pierre, il eût pu être le chrétien à la réponse la mieux adaptée à la situation. L'étude profite du récent regain d'études et d'informations que permet la récente canonisation de soeur Theresia-Benedicta de la Croix, tout comme la révélation au public du texte de sa célèbre lettre restée sans réponse à Pie XI, de même que celui du projet inabouti d'encyclique contre l'antisémitisme, que la mort priva hélas Pie XI de publier (février 1939).

On sort de ce livre convaincu que ces trois êtres des plus hautes et originales figures de la pensée du xxième siècle ont beaucoup à nous apprendre, à nous transmettre, tant sur la foi que sur les valeurs avec lesquelles appréhender le monde. Il nous revient d'en tirer le meilleur profit personnel.
R.S.

Ndlr : Remarquez les trésors d'imagination qu'a déployé la rédaction pour illustrer cet article. Merci à Raphaël pour nous avoir fourni l'essentiel des photos (et même plus encore) !

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