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Transmettre des valeurs et des savoirs :
qu'en pensent les Français aujourd'hui?

Notes sur l'intervention de Robert Rochefort
aux semaines sociales de France

Lise Barucq








Fondées en 1904, par Marius Gonin et Adéodat Boissard, catholiques laïcs, les Semaines Sociales de France ont pour vocation de lire la société française avec le regard de la pensée sociale de l'Église. Leur session nationale, qui se veut une université ouverte, se consacre ainsi chaque année à  un grand thème de réflexion. Cette année, les 25, 26 et 27 novembre, plus de 3700 personnes se sont rassemblées à  la Défense autour du thème Transmettre : partager des valeurs, susciter des libertés. L'intervention de Robert Rochefort, vice-président des Semaines Sociales et directeur général du CREDOC1, lançait la session. M. Rochefort intervenait ici en tant que sociologue, pour répondre à  la question : «Que disent les Français au sujet de la transmission?» Il nous livrait donc des analyses d'enquêtes de différentes natures :

Introduction : panne, crise ou échec de transmission?

Un mot qui ressort dans les enquêtes menées sur le thème de la transmission : celui de «panne». Or n'y a-t-il vraiment plus aucun signal qui passe? À bien y regarder, le champ des données à transmettre est de plus en plus vaste, ne serait-ce que par exemple les savoirs scientifiques et techniques ; de plus, les savoirs culturels ou professionnels s'échangent de plus en plus facilement. Il y aurait donc plutôt un trop-plein de transmission. M. Rochefort écarte ensuite le terme, évoqué par certains, d'«échec» de la transmission, terme trop définitif, trop négatif. La réalité est effectivement plus complexe.

Le terme retenu sera donc celui de «crise» de la transmission. Pourquoi une crise? On emploie en effet ce terme lorsque l'évolution d'un phénomène rend son modèle de compréhension inadapté, et ainsi sa maîtrise plus difficile. Les Français interrogés pensent que ce qui se transmet n'est pas ce qu'ils voudraient voir transmis. En effet on trouve dans le sondage du Pèlerin que la deuxième valeur reçue la plus importante est le respect de l'autre, alors que cette valeur est citée comme la première manquante chez les jeunes. Il y aurait donc un sentiment de perte de la maîtrise de la transmission.

Que voudrait-on alors voir transmettre? On cite : des valeurs, des émotions. Des enquêtes, il ressort que les Français veulent transmettre le «goût de vivre» , comme si cela n'était plus naturel.


Qu'est-ce que la transmission?

Il y a une dizaine d'années, on aurait dit «formation» ou «éducation». Le terme «transmission» a été choisi tout d'abord pour sa largeur et sa transversalité. Par ailleurs, formation ou éducation pourraient évoquer formatage et reproduction --- des processus pour lesquels on est sûr du résultat, identique pour tout couple émetteur-récepteur --- ce que ne peut être la transmission.

M. Rochefort définit alors la transmission par deux de ses aspects : Pour illustrer ce dernier point, il cite deux exemples. Le premier est celui d'un couple âgé qui cède son commerce à un couple plus jeune. Il y a transmission d'un capital matériel et d'un savoir-faire professionnel, mais on sait bien qu'il y aura transformation, que l'activité ne sera pas menée de la même façon. Le deuxième exemple est celui d'une mère qui transmet ses recettes de cuisine à sa fille2. La fille suivra les recettes, auxquelles elle pourra avoir un rapport affectif, mais elle les adaptera.

Et que peut-on transmettre? Transmettre, c'est avant tout donner la vie, et donner ce qui nous caractérise en tant qu'êtres humains. Ainsi, les animaux se reproduisent, les hommes se transmettent. Cependant, si nous transmettons l'humain, il faut bien reconnaître une diversité de conceptions du contenu de la transmission. Ce qui apparaît le plus fondamental aujourd'hui, ce sont des valeurs personnelles, touchant à l'épanouissement individuel : «Je souhaite que mes enfants puissent être des personnes épanouies...» Succès de l'individualisme? Volonté nouvelle de faire naître la personne? Cependant, auprès des plus jeunes, on trouve le souhait d'un humanisme plus large, l'attente de valeurs universelles. Chez les seniors, M. Rochefort lit la nostalgie d'une simplicité, de la transmission d'une autorité, du sens de la famille. Et parmi les catholiques, il ressort un souhait de ne pas oublier le prochain, l'épanouissement personnel ne se concevant pas sans ouverture vers le prochain3.

Finalement, la transmission embrasse tout l'homme : c'est un projet fondamental de la société humaine. On ne peut négliger une certaine angoisse anthropologique par rapport à la transmission qui transparaît ainsi à travers les travaux analysés par M. Rochefort.

Comment s'effectue la transmission?

M. Rochefort soulève un aspect nouveau de la transmission : la perte d'un caractère collectif au profit de l'interpersonnel, du relationnel. La standardisation n'est plus possible, seul le sur-mesure est de rigueur. En effet, psychologie et pédagogie ont pris une place importante dans de nombreux domaines (au risque de virer au pédagogisme obsessionnel?). Ceci signifie-t-il la fin d'un contenu obligatoire à transmettre? Non : si le contenu reste le même, il faut cependant accepter que le destinataire choisisse lui-même comment il applique le programme qu'on lui présente.

La personnalisation de la transmission entraîne deux conséquences. D'une part, la transformation des personnes apparaît nécessaire : un émetteur ne ressort pas indemne du processus de transmission. D'autre part, il apparaît une responsabilité globale de la transmission pour chaque instance en charge de transmettre. Famille, École, Église... une répartition des rôles, un découpage du programme à transmettre n'est plus possible. En effet, si la transmission est une histoire de personnes, alors chaque institution est porteuse de l'intégralité du contenu de la transmission. Il y a chevauchement de leurs missions, et danger à répartir les contenus à transmettre.

La réflexion se poursuit ensuite sur les lieux de transmission. Sont cités la rue ou internet, mais à l'écrasante majorité dans les sondages, c'est la famille qui gagne. Se concentre-t-on trop sur la famille? M. Rochefort nous propose alors de nous pencher sur l'insertion professionnelle. On rencontre en effet une obsession de la recherche d'emploi d'une part, et de l'épanouissement dans l'entreprise d'autre part. Et cette obsession est également celle des parents pour leurs enfants. Or la transmission dans l'entreprise ne serait-elle pas le premier lieu de crise, alors que le modèle du compagnonnage/tutorat a disparu et que, dans l'entreprise, l'objectif économique a pris le dessus sur la vie d'une communauté? Si autrefois la figure du patron pouvait être celle d'un modèle de goût pour le métier, aujourd'hui elle doit être celle d'un modèle d'efficacité. L'hypothèse que nous propose alors M. Rochefort est que l'obsession du rapport au travail et la crise de transmission au sein de l'entreprise sont à la base de la crise de la transmission dans la société.

Pour ce qui est de la crise de la transmission dans la famille, M. Rochefort nous ramène à la question de l'image du père. En effet, le père peut apparaître aujourd'hui comme le «copain des loisirs», tandis que la mère prend de plus en plus les deux rôles à sa charge. Quelle conséquence sur la transmission des interdits? Un autre aspect à noter est que la transmission intergénérationnelle ne s'effectue plus en sens unique. Par exemple, dans beaucoup de foyers, on ne pourrait faire fonctionner l'ordinateur sans enfants dans la maison4...

Enfin, M. Rochefort nous propose quelques remarques sur la personne de l'émetteur. En repartant du danger de la pédagogie à outrance, qui peut mener à  la déshumanisation du lien élève-professeur, il nous met en garde contre l'enfermement de l'émetteur dans une figure technicienne, qui ne peut que conduire au blocage du processus de transmission. Par ailleurs, il attire notre attention sur la crédibilité de l'émetteur, et il nous livre quelques exemples caractéristiques. Un premier est celui de la conduite accompagnée : l'enfant va se demander si ses parents respectent le code de la route. Et d'ailleurs, beaucoup de parents reconnaissent appliquer plus strictement le code de la route lorsqu'ils ont un enfant qui apprend à conduire dans la voiture... Un deuxième exemple est celui des salaires. Comment faire passer des messages tels que «le salaire est la juste rémunération et la possibilité de vivre avec sa famille», ou bien «le salaire est la récompense de l'effort lié au travail effectif», alors que certains dirigeants ont des salaires astronomiques et exagérés? Un dernier exemple : celui des hommes politiques devant leur programme. M. Rochefort nous propose alors une représentation schématique du processus de transmission, dans laquelle la manière dont le receveur voit l'émetteur appliquer le message revêt la même importance que le message lui-même (cf. schema).


Conclusion : deux tentations, deux signes d'espérance, et un angle d'attaque

Une première tentation serait de faire de la transmission exclusivement une question de communication. Si les mots et images choisis ont une importance, la question du choix des «bonnes images» semble tourner à  l'obsession. Si l'on prend par exemple la question des images retransmises de la messe, on se rend bien compte que c'est à la fois essentiel (il faut que ces images soient belles, qu'elles signifient quelque chose par rapport à notre Foi) et ridicule (quelques images de la messe ne pourront dire la richesse de la Foi, de même qu'elles ne peuvent remplacer la messe d'ailleurs). Et l'obsession de l'image conforterait le destinataire du message dans une posture généralisée de spectateur passif. Une seconde tentation serait de reléguer la transmission verticale (intergénérationnelle) au placard, au profit d'une transmission horizontale absolue. En effet, si l'on pense que la société humaine avance par transmission, on ne doit pas négliger celle qui s'effectue de génération en génération, sans la lier forcément à des questions d'autorité.

M. Rochefort nous donnait ensuite deux «signes d'espérance». Le premier est un appel à  laisser du temps à la transmission de se faire. Certaines transmissions ne se font plus de façon immédiate (on ne récite plus ses leçons par coeur, par exemple). Et même si notre société se veut une société de l'immédiateté, elle a pourtant besoin de temps. Ainsi, certains adultes reconnaissent retrouver des valeurs transmises par leurs parents lorsqu'ils deviennent eux-mêmes parents. Il faut accepter que la transmission n'ait pas de rentabilité immédiate, qu'il puisse exister un temps de désert. Le second signe est qu'à travers les enquêtes, il ressort que pour tous, la transmission de valeurs apparaît plus importante que celle des savoirs.

Enfin, M. Rochefort nous propose comme point angulaire de travail la question de l'exemplarité. C'est en effet une conséquence de la société médiatique que nous formons : on questionne l'émetteur d'un message, qui doit donc adhérer à son message par l'exemple qu'il donne. Mais dans le même temps, on ne peut prendre le prétexte de l'insuffisance de l'émetteur pour refuser des valeurs. On peut dépasser l'insuffisance de l'exemplarité en humanisant la relation de transmission. Alors on pourra dire qu'on partage des valeurs pour susciter une liberté.5
L. B.



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