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pas».
 
Humilité, Amour et Espérance chez saint Silouane.
 Philippe Saudraix
Fin du XIXième siècle : sainte Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face,
religieuse au carmel de Lisieux ; saint
Silouane, religieux au monastère Saint-Pantéléimon sur le Mont Athos. Deux 
destinées très différentes : une jeune fille 
devient carmélite à l'âge de 15 ans en 1888 et meurt de la tuberculose neuf ans
plus tard en 1897 ; un paysan illettré 
devient moine au Mont Athos à l'âge de 26 ans et y demeure 46 ans, jusqu'à 
devenir un starets, moine vénérable reconnu pour
sa sagesse. Ces deux saints ne se sont jamais rencontrés et pourtant, leur 
cheminement spirituel est très proche : il 
conduit
à la triple grâce de la prière continuelle, de l'humilité et de l'Amour. Tant 
sainte Thérèse que saint Silouane ont fait de 
leur vie une prière de tous les instants, ont cherché partout la dernière place,
afin d'échapper au démon de l'orgueil, ont 
ressenti en eux avec une intensité remarquable la plénitude de l'Amour de Dieu 
pour tous les hommes et pour chacun d'eux en 
particulier. Regardons d'un peu plus près ce saint Silouane : l'éminent 
linguiste qui sommeille en vous a déjà remarqué que Silouane et Sylvain, c'est 
la même chose, mais je 
préfère dire saint Silouane, pour maintenir l'exotisme et pour ne pas avoir à 
dire saint Sylvain, ce qui pourrait prêter à des confusions regrettables. 
Certains se disent peut-être : pourquoi diable parler de ce 
monsieur à grande barbe noire, qui vivait il y a un siècle à des milliers de 
kilomètres de chez nous ? Parce que sa foi ne 
nous est pas si étrangère que cela, parce que ses écrits spirituels sont 
remarquables. Il entre même dans le sujet : la 
triple grâce de la prière continuelle, de l'humilité et de l'Amour se
résume en un mot : l'espérance de saint Silouane, la certitude qu'il avait de la
venue du Règne de Dieu dans l'Eternité et de
la possibilité de la rédemption de l'homme déchu depuis Adam. C'est ce lien 
entre l'espérance d'une part et, d'autre part, la
prière, l'humilité et l'Amour, que je voudrais expliciter. Je ne suis 
qu'historien et je ne sais même pas s'il est légitime que j'écrive cet article,
j'en appelle donc à votre indulgence. Fin de la captatio benevolentiae.
Silouane en vrai
1- Vie de saint Silouane
Syméon, fils d'Ivan Antonov, naît en 1866 à Chovsk, village dans
la province de Tambov, sur le grand 
plateau de Russie, entre le Don et la Volga. Son père est un paysan simple, 
illettré et pieux comme beaucoup de ses 
contemporains par là-bas. A l'âge de 19 ans, en 1885, Syméon reçoit le premier 
appel de Dieu et songe à se retirer dans le 
monastère des Grottes de Kiev, le plus ancien monastère du monde russe, à plus 
de 600 km à l'ouest de Tambov. Son père 
refuse : il faut d'abord se mettre en règle avec l'Empire russe et 
faire son service militaire. En attendant, Syméon se dévergonde : il boit 
beaucoup, séduit une jeune fille, blesse à mort un
compagnon etc. Au milieu de cette vie impure, il reçoit son second appel. Une 
nuit, il rêve qu'il est en train d'avaler un 
serpent, sensation en soi désagréable, surtout si l'on est conscient de ce que 
le serpent est le premier animal maudit de toute 
la Création1. Dans son dégoût, Syméon se 
réveille et il entend une voix, qu'il attribue à la Vierge : «Tu es dégoûté 
pour avoir en songe avalé un serpent, sache que voir ce que tu fais me cause une 
semblable horreur». C'est par ce second appel 
qu'il prend conscience de son péché et qu'il est amené à faire l'expérience du 
Pardon. Obéissant à son père, il accomplit
d'abord son service militaire, cependant que sa vocation monastique se renforce.
Son appel le conduit désormais à la Sainte Montagne, le mont Athos.
En 1892, voici donc que Syméon abandonne la terre russe et se rend en 
Chalcidique, dans le nord-est de la Grèce, à plus
de 1800 km à l'ouest de son village natal. Se dépouiller du vieil homme, 
manifester sa Transfiguration par le
Christ amène notre simple paysan russe à tout quitter pour Notre Sauveur. Les 
russes orthodoxes sont alors regroupés dans le
monastère de Saint Pantéléimon sur le mont Athos : il s'agit d'une importante 
communauté de 2000 moines. Syméon est 
économe, ce qui signifie, non qu'il est radin, mais qu'il doit gérer certaines 
affaires du monastère et surveiller le travail de journaliers. Sa
retraite commence mal, il se sent abandonné de Dieu, jusqu'au jour où, pendant 
les vêpres, il voit le Christ et entrevoit 
l'infini de la Miséricorde de Dieu : je n'ai pas réussi à trouver la date de 
l'événement, mais c'est à cette occasion qu'il
prend le nom de Sylvain, Silouane en russe. Toutefois, il subit la tentation de
l'orgueil, jusqu'en 1906, où Dieu lui dit : 
«Reste consciemment en Enfer et ne désespère pas». De ce moment, tout en 
vivant en parfaite humilité et sans jamais 
abandonner sa charge d'économe, sa réputation grandit et il devient starets, 
moine vénérable et vénéré, presque
l'équivalent des abbas connus et inconnus du désert. Il meurt en 1938 et est 
canonisé par le patriarcat de Constantinople en 1987.
Regardons maintenant de plus près le cheminement spirituel de saint Silouane 
entre 1892 et 1906 jusqu'à cette 
expérience mystique décisive, qui conduit à cette phrase qui peut sembler à bon
droit curieuse : «Tiens-toi consciemment en Enfer et ne désespère pas».
2- La découverte de l'Amour infini de Dieu
Tout commence au songe du serpent. L'attitude de Silouane cause de l'horreur à 
la Vierge : savoir que la Vierge nous 
prend en horreur peut être destructeur, aller jusqu'à l'horreur de soi-même. En
avalant le serpent, la malédiction portée
par cet animal entre en Silouane : cette expérience est celle de la damnation, 
celle de l'Enfer. Il se sent comme enveloppé
de flammes, il ressent presque physiquement la brûlure de l'Enfer. Se sentant 
abandonné
de Dieu, il est tenté par le désespoir : Dieu est absent, Dieu ne répond pas, on
ne peut fléchir Dieu. Vu l'intensité de sa
conscience d'être pécheur, cette situation ne peut conduire qu'à une impasse : 
Silouane désespère de Dieu. De là à dire : 
«À Dieu vat, Dieu n'existe pas, l'Enfer n'existe pas, je ne suis donc pas
condamné», il n'y a qu'un pas, que sa foi lui
interdit de franchir. L'on en arrive donc à ceci : Dieu existe, l'Enfer existe,
Silouane, simple paysan de Chovsk, est condamné
parce qu'il a péché. J'ai commis un péché, je me condamne, Dieu me condamne, les
autres me condamnent. Dans ce désespoir, il y va de notre 
identité de chrétiens : à quoi bon l'Incarnation, la Passion et la Résurrection
du Christ si le condamné ne peut s'en
sortir ? Ceci peut mener à une voie terrible : je suis condamné, je ne peux rien
faire, je désespère de Dieu. Ceci peut 
conduire au doute, au blasphème ou à la pire des choses, la destruction de soi 
d'une façon ou d'une autre. Cette expérience
n'est pas réservée à un moine qui a eu la grâce du songe du serpent : n'importe
qui peut la faire en n'importe quel lieu.
Le désespoir de saint Silouane réside dans ce sentiment du néant, de l'absence 
de Dieu. Et pourtant, au moment
où il plonge au coeur de ce néant, Silouane découvre l'Amour infiniment 
miséricordieux de Dieu. C'est ce qui se passe 
lorsqu'il voit le Christ miséricordieux au cours des vêpres. Par l'expérience du
néant, Silouane est allé jusque là où il 
n'y a vraiment rien, c'est-à-dire là où même son péché n'existe pas : c'est là 
le coeur de son désespoir (il n'y a vraiment
rien, il n'y a plus qu'à douter de Dieu et à en finir avec tout ça), mais il 
découvre que le néant n'est pas vide, que là où le 
péché n'existe pas, Dieu est toujous là. Cessant d'être obnubilé par son péché,
de chercher à passer de lui-même outre, ce que nul ne peut, il
voit le Christ qui pardonne, il découvre que Dieu est toujours là, qu'Il ne 
disparaît pas : si nous ne Le voyons pas, ce 
n'est pas parce qu'Il est absent ou parti en voyage, si nous ne L'entendons pas,
ce n'est pas parce que nous ne
crions pas assez fort ni parce qu'Il est sourd, c'est tout simplement parce que
nous ne Le voyons pas et ne L'entendons pas.
	
Le désespoir de saint Silouane cesse donc au moment où il voit Dieu comme Amour
miséricordieux, comme miséricorde infinie. Ce que
comprend Silouane, c'est la force et la réalité de la parabole du fils
prodigue : Dieu aime chaque homme, Dieu donne le
pardon à chaque homme dès que celui-ci revient à Lui d'un coeur pur. Ce qu'il 
nous faut retenir du cas de Silouane pour 
l'heure, c'est cette chose véritablement extraordinaire : même si mon coeur me 
condamne, même si je me dis «mon péché est
horrible, personne ne peut me pardonner», même si je m'enferme dans cette 
impasse, Dieu est plus grand que moi, Il accorde 
son pardon. Nous ne devons pas désespérer de la Miséricorde de Dieu. Cette 
découverte
de l'Amour infini de Dieu signifie la fin du doute, la fin de tout désespoir. 
L'espérance est indissociable de l'Amour de
Dieu pour tous les hommes, Amour qui fait qu'Il se réjouit dès que le moindre 
d'entre eux revient à Lui. La certitude de la
Miséricorde appelle la certitude du Règne de Dieu et la 
certitude de ce que, malgré notre indignité essentielle, malgré notre péché, 
malgré toutes les condamnations que nous 
portons contre nous et que Dieu pourrait porter contre nous, nous sommes
appelés à participer à ce Règne. L'espérance 
trouve sa raison d'être dans le fait que rien ne peut contrer l'infini de 
l'Amour miséricordieux de Dieu pour chaque homme.
3- Pas d'espérance sans humilité
Cette vision du Christ miséricordieux au cours des vêpres permet à saint 
Silouane de surmonter la conscience aiguë
qu'il avait d'être pécheur. Un jour, notre moine, qui a désormais la grâce de la 
prière perpétuelle, parle avec l'un des 
starets du Saint Pantéléimon, lequel lui dit : «Vraiment, en quarante ans de 
pratique monastique, je n'ai pas réussi à 
atteindre la perfection que toi, tu as atteinte en quelques mois». On peut se
dire : faire un tel compliment à un jeune
moine n'est vraiment pas très malin... Ou alors, comme titrait le Courrier
de l'Europe en octobre 1745 : «Les voies du Seigneur
sont impénétrables». Toujours est-il que notre paysan devenu moine se dit, en
sautant de joie : «Youpi ! J'exulte de joie !
Je suis devenu un grand saint puisque je suis même supérieur aux plus vénérables
des moines du plus grand monastère de la
Chrétienté orientale». Il se voyait déjà avec une auréole. Cette parole du 
starets introduit de longues années de combat
spirituel : outre cette auto-exaltation, Silouane pensait avoir été pardonné et
n'avoir besoin de rien d'autre. Par la
certitude d'être pardonné, il perd le repentir et la componction. Pendant 
longtemps, il se sent assailli par l'Ennemi et ne
comprend pas pourquoi il n'arrive pas à obtenir la paix intérieure : 
alternativement, il se dit, «Je suis un saint» et «Je
ne me sauverai jamais». Silouane croit d'abord trouver une solution dans 
l'ascèse, mais celle-ci, en elle-même, est une
impasse. Il fréquente ainsi un ascète2 qui affirme : «Je fais tellement de génuflexions
que je dois pouvoir trouver grâce devant Dieu». Cet ascète plein de 
confiance désespère avant de mourir : l'ascèse n'est pas la 
formule magique du salut. 
C'est dans cette alternance d'état de grâce et d'état d'abandon 
qu'une réponse divine est donnée à 
saint Silouane. Il se disait : «Je prie sans cesse, je ne mange pas, je ne 
condamne personne. Que puis-je faire de plus
pour que les démons cessent de m'assaillir ?» Une nuit, dans sa cellule, il 
essaie de prier ; arrivent des démons. Il prie
toujours, les démons partent. Ils reviennent. Silouane se lève pour s'incliner 
devant les icônes, mais un démon se met
entre l'icône et lui. Panique et révolte : «Tu vois bien, Seigneur, je ne peux pas 
prier, les démons m'en empêchent. J'ai tout essayé. Mais qu'est-
ce que je dois faire pour qu'ils ne reviennent pas ?» En son âme lui parvient 
enfin la réponse : «Tiens toi consciemment en
Enfer et ne désespère pas». Autrement dit : «Ressens jusqu'au bout la 
brûlure de l'Enfer et continue d'espérer».
Il y a un lien essentiel entre l'espérance et l'humilité : nul ne peut se sauver
par lui-même et, même là où nous croyons
pouvoir compter sur nos propres forces, seul Dieu nous sauve. Le cheminement 
spirituel de Silouane montre bien que 
l'orgueil pousse au désespoir car nous ne pouvons que nous rendre compte de ce 
que nous ne pouvons que trébucher à chaque
pas. Rester en Enfer est exactement l'attitude inverse : l'homme humble, 
conscient de sa faiblesse, ne peut pas cesser 
d'espérer et c'est en descendant au fond de l'abîme qu'il a la grâce de la 
révélation de Dieu. Rester consciemment en 
Enfer, c'est se dire : je ne suis pas digne du Royaume de Dieu, je suis digne de
l'Enfer, quoique je fasse, je ne serai 
jamais digne de Dieu, mais Il m'aime tant qu'Il est prêt à tout pour me sauver,
même donner Son Fils, qui est allé jusqu'à se mettre à un rang inférieur
aux damnés. Lorsque l'esprit se 
tient consciemment en Enfer, il n'y a plus de place pour le désespoir, aussi 
paradoxal cela paraisse-t-il, comme le dit
bien Silouane : «Je suis un grand pécheur, mais Dieu est plein de miséricorde
et aime les hommes et Dieu pardonnera mes 
péchés».
Conclusion
 
Pour conclure brièvement, il va de soi que je ne vous ai rien raconté
d'extraordinaire : Silouane est somme toute un moine comme tant d'autres du mont
Athos, mais son cheminement spirituel ne peut que nous parler, surtout à ceux
qui sont un peu sensibles à sainte Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte
Face. La triple histoire du serpent, de la vision des vêpres et des démons met
la conscience d'être pécheur au coeur de la spiritualité de Silouane, mais il
n'est pas question de s'en tenir là et d'en désespérer, car Dieu est toujours 
plus grand que notre péché : l'espérance tire sa source de la foi en l'infini de
la Miséricorde de Dieu et ne peut pas se développer sans la charité, sans ce que
le Christ appelait le plus grand des commandements, «Tu aimeras ton Dieu de
tout ton être, de toute ton âme, de tout ton esprit» et «Tu aimeras ton
prochain comme toi-même».À ce propos, je ne peux qu'encourager à lire
la Lamentation d'Adam écrite par Silouane. 
P.S.
Silouane en icône
	
 
 
 
 
 
