Previous Up Next

Espérer dans la nuit.

À partir de quelques traces rue des Saussaies

Raphaël Spina





Au coeur de ce gros bloc opaque d'immeubles qui cerne l'hôtel de Beauveau, et qui l'aide à compléter l'énorme ministère de l'Intérieur, il est exceptionnel que l'on puisse pénétrer aujourd'hui au tristement célèbre 11, rue des Saussaies. Pourtant, du Golgotha qu'eut à gravir une bonne part de la France occupée, c'est l'une des plus importantes stations parisiennes. C'est l'édifice dont le nom scande d'innombrables récits de résistants arrêtés et déportés, tous conduits un moment donné dans ces locaux de la police judiciaire qu'en d'autres temps pas si lointains, la police nazie récupéra à son profit, et consacra spécialement aux interrogatoires de ses prises. Si l'on pénètre dans la cour massive, que l'on monte les escaliers, et que l'on s'avance dans des couloirs blancs banals et interminables, l'on découvre sur sa droite quelques portes ordinaires, celles de cagibis quelconques, et c'est bien là qu'il faut s'arrêter, et se tenir silencieux, incrédule, respectueux devant le lieu de la souffrance. Il a survécu au moins quatre de ces «cellules» improvisées de la Gestapo, où les interrogés étaient enfermés entre deux retours en prison, deux séances d'interrogatoire ou de torture. On les découvre abasourdi. Quelques mètres carrés sans air, ni confort, ni lumière, sortes de débarras médiocres, reconvertis en antichambres des bureaux, des baignoires et des nerfs de boeufs des tortionnaires, puis de

wagons à bestiaux avec leur succession «de tours de roue, d'arrêts et de départs qui n'en finissent pas de distiller l'espoir» (J. Ferrat). Ici, les ombres des malheureux semblent encore presque palpables. Mais surtout, le plâtre des quelques murs a conservé, même à demi-effacés parfois, les nombreux graffiti laissés par les prisonniers. Le premier que j'ai aperçu ce jour-là, c'est sur ma droite en un unique mot, un nom dans un cercle grossier : Jésus-Christ.




Il y a beaucoup d'inscriptions qui témoignent ici de foi et d'espérance. Dans un contexte des plus douloureux et des plus incertains, où l'angoisse de la torture à venir est souvent plus terrible à vivre encore que le traitement en lui-même, où il faut regarder les tourments et la mort en face, il est impossible de ne pas être authentique dans ce que l'on exprime. Et chaque mot est précieux, lorsqu'on doit le graver avec des moyens précaires et dérisoires, fragments de bois, épingles, mine de crayon dissimulée, ou ses ongles tout simplement. D'autant que l'on sait que c'est souvent la seule trace de soi qu'on laissera aux camarades, aux amis, à la famille qui viendront là à leur tour ou qui chercheront un jour la trace des condamnés à mort en sursis qu'ils sont tous.

Jamais de regrets sur ces murs, aucun mot de haine, aucun appel à la vengeance. Aucune trace de «passions tristes» ni de sentiment négatif, à peine un sourire ironique envers l'occupant («Frankreich über alles»). La lucidité domine ; et dans les encouragements à destination des prochains arrivants, parfois ces injonctions («N'avoue jamais»), nul ne leur cache ce qu'ils devront endurer : «La confiance en soi donne la force de résister malgré la baignoire et tout le reste». Mais pour les croyants d'ici, la douleur n'est jamais très loin de la foi : «Jésus-Christ souffre avec nous et nous aime». Et dans ces conditions, comment n'aurait-elle pas aussi toujours partie liée avec l'espoir ?

Parfois, ces inscriptions anonymes construisent des dialogues entre ces inconnus qui ne peuvent pas se voir et qui ne se connaîtront jamais :
«Je crois en Dieu», écrit le premier
«Moi aussi», se réjouit en-dessous une deuxième main, «c'est une force merveilleuse».
«C'est la seule», conclut le dernier.
«À tous : priez sans cesse», recommande un camarade d'épreuve.


En prélude aux 22 mois de déportation dont elle ignore qu'elle reviendra, la jeune résistante bretonne Marie-Jo Chombart de Lauwe a acquis à cette heure le droit de tracer, pour sa part, quatre vers connus de la Mort du Loup :
«Gémir, pleurer, crier, est également lâche
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.»

Il est révélateur qu'en faisant juste glisser une petite lettre du texte originel, elle ait transformé en «crier» le terrible «prier» accusateur de Vigny. Geste conscient, geste inconscient ? Expression de foi personnelle ? Désir de ne pas choquer inutilement les camarades de lutte croyants qui viendront après elle ? Ou tout simplement, n'est-ce pas qu'à l'évidence, ces geôles portent témoignage, à l'encontre de la pensée du fier stoïcien, de ce que la prière dans l'épreuve sait être force, n'a rien d'une abdication de sa dignité ni d'une fuite ou d'une incapacité à assumer son propre destin ? Dans ces cachots ignobles, ces appels poignants à la prière, emplis d'une espérance subversive leur interdisant d'elle-même de courber l'échine, ces professions de foi simples et sincères ont été écrites par des hommes debout. C'était des êtres en lutte active pour des valeurs que commandait leur foi, et dont ils ont accepté qu'elle les conduisît là. «Mon Dieu, mon chef» : ainsi s'abrège lapidairement, sur un mur, l'histoire de ces engagements chrétiens.

Autour de soi, il est fréquent, semble-t-il, d'entendre qualifier la prière dans l'épreuve de «refuge», sinon de le penser soi-même. Il y a peut-être risque de malentendus à cela. Rien ne donne sur ces murs l'impression d'avoir affaire à des individus en fuite, aux abois, poussés dans leurs derniers retranchements, ou ne sachant littéralement plus à qui se vouer. Il y a sur tel mur des mots d'abandon confiant à Dieu qui, loin de tout fatalisme médiocre ou démobilisateur, ne sont autres qu'une formulation d'espérance :
«Mon Dieu je veux
Tout ce que vous voulez
Parce que vous le voulez
Comme vous le voulez
Autant que vous le voulez.»

Enfin -- c'est tout implicite, mais combien présent -- il y a l'espoir que se rejoignent et se comprennent mieux ceux que séparent habituellement la foi et l'absence de foi. Une espérance de fraternité généralement déçue par la suite des événements et leurs réalités pénibles, mais qui a au moins eu le mérite d'exister. Les faucilles, les marteaux et les sigles FTP côtoyant ces prières, coexistant sans s'exclure, rappellent que chrétiens et athées, notamment communistes, se sont parfois retrouvés contre le nazisme. Plus particulièrement encore, et pour des bénéfices plus durables, la Résistance ou la désobéissance à Vichy et à l'occupant ne furent-elles pas un des creusets de l'oecuménisme, et de l'espoir d'une fin au scandale des divisions et des séparations entre ceux appartenant au Christ ? Le sauvetage des enfants juifs vit agir côte à côte protestants et catholiques, ainsi à la Cimade de région lyonnaise. Au Vercors, la forteresse naturelle sur laquelle l'encerclement allemand fait peser en permanence l'épée de Damoclès de l'anéantissement procain, le pasteur Daniel Atger partage l'aumônerie du maquis avec le père jésuite martyr Yves de Montcheuil1. Tous deux mettent littéralement en commun leur ministère pastoral, surtout lorsqu'il faut apporter les soins spirituels aux blessés. Bien vite, le père garde avec lui le livre de prières protestant tandis que le pasteur conserve les textes catholiques. Mais ce sont aussi, avec les jeunes du maquis, de toute confession, ou sans confession, des veillées interminables où l'on discute de l'avenir meilleur qu'il faudra bâtir ensemble quand la désolation se sera retirée. «À ces heures-là», témoignera le pasteur Atger, survivant, «la foi n'était ni une évasion ni un luxe, mais une question essentielle. (...) La religion, elle aussi, cessait d'apparaître comme un mur de séparation pour devenir un projet d'espérance dont chacun s'efforçait de redécouvrir pour soi et pour l'autre la vérité vivante».



Les engagements réfléchis qui ont mené bien des croyants à la rue des Saussaies ou dans des maquis à la fin tragique n'auraient jamais été possibles sans leur foi en la victoire finale d'une cause juste, sans la conviction qu'il fallait à tout prix éviter à la France et à l'Europe de perdre leur âme-même, sans la conviction qu'il valait mieux craindre justement la perte de l'âme que celle du corps. Dans le contexte inimaginablement délétère de l'an 1940, à l'heure des impérities, des démissions et des aveuglements en toute sorte de la forte majorité des élites traditionnelles et des désarrois ou des erreurs d'une partie non négligeable de la population civile, il ne fallait pas être hommes de peu de foi et de peu d'espérance pour choisir d'agir.

Il est vrai que, pour beaucoup, de par leur éducation, la foi en Dieu se confondait alors avec celle dans la destinée et le salut du pays meurtri. Pour ne prendre qu'un exemple, cela transparaît assez bien dans les adieux publics que le général Delestraint adresse à sa division le 11 juillet 1940 : «De grands soucis, de durs sacrifices dont nous ne mesurons pas bien encore toute la portée nous attendaient : allons au devant de ces nouvelles épreuves avec courage, avec énergie et aussi avec confiance. Ainsi que nous le disait si bien l'abbé dimanche dernier, la Résurrection glorieuse de Pâques a suivi de près le sanglant et douloureux calvaire du Vendredi Saint. Si nous conservons la foi dans les destinées de notre pays, si nous nous comportons en Français, avec une âme de Français et non avec une mentalité de chien battu ou d'esclave, si nous savons vouloir, la France ressuscitera un jour elle aussi du calvaire présent». Futur chef de l'Armée Secrète fondée par Jean Moulin, malheureusement peu à l'aise dans la clandestinité au vu de son grand âge et de son métier militaire qui ne l'y préparait guère, arrêté le premier quelques jours avant le coup de filet de Caluire, il lui revient alors, dans les camps où il est reçu comme un chef naturel, d'entretenir l'espoir parmi ceux classés comme lui Nacht und Nebel2. Le 9 avril 1945, peu après une dernière communion, il est assassiné à Dachau et réduit en cendres aussitôt dispersées.

Pour d'autres croyants encore, en général plus jeunes, l'impératif du témoignage évangélique impose d'agir tout de suite, contre toute évidence d'espoir. D'autant que l'idée, l'appel du martyre sont très prégnants dans la culture religieuse de l'époque. Ainsi, le 14 juillet 1941, un noyau dur de jeunes étudiants chrétiens fonde le mouvement Défense de la France, en imprimant dans les caves de la Sorbonne le premier numéro du journal clandestin du même nom. Il sait bien à cette heure que, vu la disproportion radicale des forces en présence, les triomphes militaires en série d'Adolf Hitler, le poids des appareils policiers français et allemand, le désarroi de l'opinion majoritairement rétive à l'engagement, il n'y a aucun espoir rationnel à engager tout de suite la lutte contre la machine de guerre nazie avec les moyens dérisoires qui sont les leurs. Mais l'exigence forte, c'est de témoigner dès maintenant de leurs convictions chrétiennes et humanistes, et, par la parole et l'écrit, d'alerter leurs concitoyens contre l'idéologie nauséabonde tentatrice à l'oeuvre. L'enjeu fondamental est dans l'acte du témoignage en lui-même plus que dans le résultat immédiat à espérer. D'où, dès le départ, l'acceptation de la torture et de la mort, si le témoignage est à ce prix. Même s'il faut disparaître très tôt en se privant de la possibilité même de voir la délivrance au moins poindre à l'horizon.

C'est peut-être là que l'on voit le mieux l'espoir céder à l'espérance. L'espoir, les espoirs peuvent après tout relever d'un calcul rationnel, d'une appréciation perspicace et bien pesée des forces en présence et des réalités globales (par exemple, considérer que l'entrée en guerre des États-Unis et de l'URSS est géopolitiquement inéluctable, et par là-même conduira mathématiquement à l'écrasement du IIIième Reich). On peut les distinguer d'une espérance qui n'est pas le produit de données analysées, et qui mérite alors sa définition de certitude intime de la vie éternelle et du salut promis par le Christ à qui a voulu suivre son chemin et porter sa croix.



On ne saurait non plus oublier, par simple souci de vérité, qu'il se trouva aussi des chrétiens pour s'égarer, sinon pour participer à l'assassinat de la petite fille Espérance. Le crime de chaque meurtre, de chaque déportation, surtout d'enfants, c'est de briser un destin, de réduire à néant les espoirs du prochain, d'anéantir les promesses que porte chacune des vies ravagées et détruites.

Il y eut ceux qui, oubliant un peu vite de se méfier des faux messies et des faux prophètes, mirent leurs espoirs en un vieillard charismatique vite assimilé au sauveur suprême et crièrent de bon coeur le «Tu nous as redonné l'espérance !» qui scande le refrain du Maréchal, nous voilà. Il y eut ceux qui allèrent très loin dans le crime et l'adhésion pleine et entière à une idéologie criminelle pourtant antichrétienne. Issu du versant le plus traditionnaliste et le plus fermé du catholicisme savoyard de l'époque, Paul Touvier, chef de la branche policière de la Milice en région lyonnaise, accroîtra sa renommée en faisant notamment assassiner sept Juifs de Rillieux en juillet 1944. Parmi eux, un jeune Juif dont nous ne savons rien à part l'accent parisien et les cheveux blonds, et sinon que la nuit qui précéda son assassinat, il s'adossa à la porte de sa cellule pour chanter l'air du Mario de la Tosca -- l'aimable fiancé voltairien de la pieuse cantatrice, qui, au sommet de la tour du château Saint-Ange, sait que son sort est sans la moindre issue et qu'inéluctablement, il sera fusillé à l'aube :
«Svani per sempre il sogno mio d'amore...
L'ora e fuggita
E muoio disperato ! E muoio disperato...
E non ho amato mai tanto la vita !3»

Au procès qui, à Versailles, un demi-siècle plus tard, permit de ramener cet épisode à la lumière, un avocat des parties civiles en conclut ainsi le récit : «Au nom de tous, sauf de Paul Touvier, je te demande pardon».
**********



<< Vous qui entrez, laissez toute espérance >>.



C'est un lieu commun chez bien des rescapés que de s'être souvenus, en franchissant les portes des camps de la mort, des paroles que Dante inscrivait au fronton de l'Enfer. Le monde dans lequel les déportés sont astreints à subir et à dépérir sans un instant de paix est un univers dément livré au mal comme jamais, un monde à l'horreur dense et quotidienne. Il a été assez décrit le processus de déshumanisation à l'oeuvre derrière ces barbelés pour qu'il soit inutile d'y revenir -- bien que, sans aucun doute, il puisse être encore aujourd'hui écrit des bourreaux l'exact inverse de l'épilogue de Jean : il y a encore bien des crimes que ces individus ont faits et, s'il fallait les narrer tous, le monde entier n'y suffirait pas.

Alors même qu'il s'agit d'y réduire l'homme à la bête sauvage uniquement préoccupée de survivre, prêt à voler, à renier père, mère, frère, soeur ou ami pour survivre, à tuer pour un morceau de pain, il en est pour rester humains et ne pas sombrer dans le désespoir que d'autres ont programmé pour eux. Ainsi, rappeler la promesse que Dieu fit à Son peuple est à ce moment-là vecteur d'espérance. Les Juifs squelettiques qui, à l'automne 1944, célèbrent le Yom Kippour en observant le jeûne rituel, stupéfient, ébranlent même leurs gardiens SS, tellement habitués à voir les détenus s'entredéchirer ou s'avilir pour fort peu de subsistance. Leur geste silencieux a un retentissement dans le camp qui aide les survivants à tenir bon dans les derniers mois d'existence d'Auschwitz. Ils prouvaient aussi aux générations à venir que la foi et l'espérance ne sont pas mortes avec la Shoah. D'autres gardent en eux la certitude du triomphe de la vie. Ainsi, Madeleine Aymler, séparée de son mari qui ne reviendra jamais, déportée enceinte à Ravensbrück, y donne naissance au seul bébé qui soit jamais sorti vivant d'un camp. Elle refuse spontanément d'ondoyer sa fille : elle ne tient pas «à lui offrir un passeport pour les limbes» et à sembler désespérer a priori de sa survie pourtant improbable dans de pareilles conditions d'existence. De fait, le baptême eut lieu plus tard, dans la liberté retrouvée.


À propos de Mère Élisabeth

Il y a aussi ceux et celles enfin qui, dans l'épreuve, ont peut-être atteint le degré pur de l'espérance comprise comme la certitude de la vie éternelle promise par le Christ Sauveur. Comment interpréter le geste fou de ces religieuses déportées, déjà bien affaiblies certes, mais qui pouvaient tout de même encore conserver un espoir de s'en tirer, lorsqu'elles se joignent volontairement aux femmes sélectionnées pour les chambres à gaz, pour rassurer celles que la peur rend folles, et rester avec les autres jusqu'au bout ? «N'aie pas peur, il ne va rien nous arriver, la preuve, je viens avec toi». Tel du moins qu'il nous est parvenu par les témoignages, ce fut là le geste à Ravensbrück de la mère Élisabeth (Elise Rivet) ainsi que de la mère orthodoxe Marie Skortsov4, toutes deux résistantes très actives et impliquées dans le sauvetage charitable des Juifs, et disparues lors du gazage massif du Vendredi Saint 1945. Il y a là un mystère, car la pensée se retrouve face au sacrifice absolu. Il y a une certaine rationalité humaine au geste du père Kolbe, lorsque ce dernier, se rappelant qu'il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (mots prononcés par Celui dont la vie est à imiter pour qui veut le suivre), «ayant aimé les siens, les aima jusqu'au bout», prend à Auschwitz la place d'un père de famille condamné à mort. Le sacrifice de sa vie, héroïque, peut en sauver une autre -- et c'est ce qui advint de fait, le pari dramatique s'est révélé justifié. Mais que dire lorsque le don de soi se fait ainsi sans même une possibilité de gain final, fût-il posthume, sans espoir aucun de préserver ou de sauver qui que ce soit en contrepartie, sans autre but que de conduire la compassion jusqu'à son terme ? Peut-être est-ce là qu'apparaît en pleine lumière l'union intime des vertus du triptyque théologal : la foi et l'espérance se prouvent au terme par une manifestation de charité pure.

Ajouterons-nous qu'à notre sens, c'est notamment à l'existence et au sacrifice d'êtres pareils que le monde doit le droit d'avoir continué à espérer après l'expérience sans précédent du mal radical ?



Devant ces inscriptions de la rue des Saussaies, il est inéluctable, mais par définition vain, de se demander ce que l'on aurait fait en pareilles circonstances, si l'on avait été pris dans cette conjoncture d'événements qui ne se reproduira plus jamais telle quelle. On peut approcher les choses par l'imagination, le témoignage oral ou littéraire, ou par la reconstitution, mais il restera toujours une impuissance fondamentale à saisir vraiment ce que sont des souffrances pareilles. Il est pareillement vain de croire a priori soit que l'on eût été incapable de faire face au danger et à la douleur (les drames dévoilent parfois une part de dignité et de courage dont l'individu ignorait disposer en soi, et le chrétien se doit de surcroît de ne pas oublier la promesse de l'aide de l'Esprit, surtout quand elle est sollicitée à nouveau par le prière), soit de croire au contraire que, quoi qu'il arrive, on ne perdra ni foi, ni courage, ni espérance (jadis Pierre, l'un des disciples les plus proches du maître, présuma de ses forces au moment suprême, qui serait donc garanti a priori contre la tentation ?). Tout au plus, en contemplant ces traces fragiles, en se remémorant ces quelques exemples tragiques, on peut se dire, non sans une part inévitable d'angoisse, que le moment de la mise à l'épreuve peut toujours venir un jour pour chacun de nous. Avoir la foi, ne serait-ce pas alors en être conscient et savoir se préparer à l'affronter en ne perdant jamais de vue l'espérance finale, et en n'ayant pas peur, car selon Sa promesse, Il est avec nous «tous les jours jusqu'à la fin des temps5», Celui dont ces vies et ces quelques inscriptions témoignent encore qu'Il était bien avec les suppliciés du 11, rue des Saussaies et des camps de la mort lente ?
R.S.


Previous Up Next