Petite histoire d'une absence de séparation entre Juifs et
Chrétiens
Léonard Dauphant
Notre foi chrétienne est une foi dans le Messie, le Sauveur
d'Israël. Mais nous chrétiens ne sommes pas Israël. Et Israël ne reconnaît
pas son Messie. Nous ne sommes enfants de Dieu que par adoption,
mais les seuls à le reconnaître en plénitude, par Son Fils. Nous,
chrétiens, formons un peuple consacré parallèle au peuple élu, les
Juifs. Deux peuples saints, pour un seul Dieu.
On peut parler de la séparation du judaïsme et du christianisme, mais ces
mots sont des notions, des idées, les idées ne séparent pas. Ce sont les
hommes qui se séparent ; il n'y a, essentiellement, que des communautés.
Encore faut-il partir d'un héritage commun. S'il a pu concrètement y
avoir séparation, c'est entre Juifs, ceux qui suivent le Messie contre
ceux qui le refusent. Que sont devenus ces fils d'Israël, observant la Loi
et adorant le Messie, que les historiens appellent
«Judéo-chrétiens», que les Évangéliques identifient comme des
«Juifs messianiques», et que leurs contemporains appelaient
«Nazôréens», eux qui ont écrit le Nouveau Testament et qui furent
ceux pour qui le Christ est venu, pour qui le Royaume a été préparé ? Y
a-t-il donc eu «séparation» des Juifs et des Chrétiens ? Ou y
a-t-il disparition de l'Église juive ?
1- Naissance de l'Église parmi les Juifs
Tout commence sur la Terre d'Israël, et particulièrement à Jérusalem. Les
disciples du Messie sont des Juifs, exclusivement. Les Douze, Jésus
les envoya avec ces ordres : «Ne prenez pas le chemin des nations païennes,
n'entrez pas dans une ville de Samaritains. Allez plutôt vers les brebis perdues
de la Maison d'Israël»1. C'est bien pour ça
d'ailleurs que les Apôtres sont douze, un par tribu.
Après la Pentecôte, où Pierre prêche aux Juifs de la Diaspora venus en
pèlerinage à Jérusalem, se crée une grande communauté de Juifs observant les
rites de la Loi de Moïse et adorateurs du Messie Jésus, qui vit de prière et de
partage autour du Temple. Cette «Église de Jérusalem» regroupe autour de
Jacques, frère du Seigneur, tous les Anciens, ceux qui ont été témoins de la
Mort et de la Résurrection du Christ. Jacques dit à Paul quand celui-ci vient en
pèlerinage au Temple : «Tu vois, frère, combien il y a parmi les Juifs de
dizaines de milliers qui ont embrassé la Foi, et tous sont de zélés partisans de
la Loi2.»
Cette première communauté juive messianique est appelée «la secte des
Nazoréens3». Le mot «chrétien» naît à
Antioche4, ce n'est que la traduction en grec du mot
hébreu «messianique». Les disciples ne parlent pas de
«chrétiens» ou de «christianisme», ils parlent de la
«Voie5», ou «Voie du Seigneur6». Ils s'identifient entre eux comme «les Saints7». Ce terme fait écho à la Promesse de Dieu sur le Sinaï : le peuple
hébreu est le domaine réservé du Seigneur sur cette Terre, saint à Son
image8. Une autre occurrence est en rapport avec la pureté
alimentaire : le peuple hébreu est saint parce qu'il s'abstiendra de manger de
ce qui pullule sur la terre9. Voilà les références
des apôtres quand ils désignent leur communauté comme les «Saints de
Jérusalem». Pratique spirituelle, l'observance de la Loi est aussi une
habitude et fonde une identité. Relativisée par Jésus lui-même10, ce n'est pas parce l'Observance ne conditionne pas le Salut qu'elle se
perdrait. Elle est d'abord source de joie : «En ta Loi je trouve mon
délice11».
2- Les deux Églises : communautés de Juifs et communautés de
païens convertis
Hors de la Judée, chez les païens, des Juifs messianiques (Paul, Pierre ou
Apollos) prêchent et fondent des communautés de disciples non-Juifs. Les
Actes et les lettres de Paul exposent longuement le problème de la vie
commune de ces peuples divers dans des communautés mixtes d'Asie ou de Grèce,
qui regroupent Juifs messianiques, païens convertis au judaïsme (appelés
«craignant Dieu») et païens convertis par les Apôtres. Les Juifs de Judée
vivent entre eux dans leur pays et ne posent pas de problème pastoral : Juifs
ils sont, Juifs ils restent, comme on l'a vu. Ce n'est donc pas à ces
communautés stables et paisibles12 que sont adressées les lettres que conserve le Nouveau
Testament, mais à ceux qui posent de délicats problèmes. Réunis en
«concile» à Jérusalem, les Apôtres décident de ne pas imposer les rites
de la Loi aux païens convertis13, c'est-à-dire de ne
pas les transformer en Juifs. C'est l'invention de la théologie de
l'inculturation, fondée sur l'expérience de la Grâce de Dieu : le Seigneur
«ne fait pas de différence entre les hommes14», et
Son Esprit descend sur tous ceux qui ont foi en Lui, même incirconcis. Cette
décision entraîne, dans les faits, la création de communautés de deux types :
églises des Juifs et églises de païens, unies dans la Foi en l'unique Sauveur,
mais géographiquement séparées. Dans le cas des Juifs de la Diaspora vivant
parmi les païens, Paul en appelle à la conscience individuelle. Sachant que,
plus que l'Observance, c'est la Foi seule qui donne le Salut, le Juif qui peut
manger avec les païens sans sentiment de culpabilité le fera ; mais celui qui en
éprouverait des scrupules doit s'en abstenir. Paul, comme missionnaire, se fait
«tout pour tous», et la charité le pousse à laisser de côté la
kashrout, par sollicitude pour les païens.
3- Les Nazôréens vus par les autres écoles juives
Tandis que certains Galiléens (les apôtres) ou Judéens (Nicodème, Lazare et ses
deux soeurs) suivaient Jésus, une majorité de Juifs a refusé de le reconnaître
comme Messie d'Israël ; les chefs du Peuple l'ont livré au tyran païen, Ponce
Pilate. On ne peut que s'en référer à la prophétie de Siméon : «Cet enfant
est là pour la chute et le relèvement de beaucoup en Israël, et pour être un
signe en butte à la contradiction15». Face à celui qui
agit comme Messie, on ne peut pas rester indifférent : l'alternative est de tout
quitter pour lui ou de le condamner comme blasphémateur. La «secte des
Nazôréens», à la différence des autres écoles du judaïsme, ne peut pas
bénéficier de la tolérance, et subit une persécution officielle, peut-être
meurtrière16. Les «Nazôréens» sont bien
Juifs, puisque le Grand-Prêtre a le pouvoir de les persécuter, mais
«hérétiques». Plus tard dans le siècle, on rajoutera une malédiction
solennelle de ces Minim au sein de la prière quotidienne de la synagogue.
Par ailleurs, les païens baptisés sans avoir suivi l'initiation des prosélytes
(avec la circoncision) ne sont pas reconnus comme juifs. À Jérusalem, Paul est
accusé d'avoir introduit un pagano-chrétien dans le Temple, et c'est cette
affaire qui entraîne son transfert à Rome et finalement son martyre. Cette
non-reconnaissance de la «Voie» au sein du judaïsme et le mépris qui en
découle fait que l'historien juif Flavius Josèphe, dans sa célèbre description
du judaïsme, écrite pour les païens à la fin du I er siècle, évoque quatre
«sectes» ou «philosophies17» juives : Sadducéens,
Pharisiens, Esséniens et une «quatrième philosophie», celle des Zélotes
qui ont déclenché la désastreuse guerre de 67--70. Or, si l'on considère la
situation du premier siècle, sans faire d'anachronisme (donc sans en rajouter
dans les rancoeurs et le mépris mutuels), on peut sans difficulté admettre que
cette secte des Nazôréens, qui s'autoproclament «Saints», est une
«cinquième philosophie» du judaïsme, proche du pharisaïsme,
mais s'en distinguant par son messianisme. Bien sûr, Flavius Josèphe n'y fait
pas allusion, à dessein, par mépris d'aristocrate à l'encontre de ces hérétiques
persécutés. Il est malaisé de remettre en cause le seul texte d'historien que
nous ayons sur le sujet, pourtant on peut bien reconnaître le caractère
idéologique voire polémique (ici anti-chrétien) de l'oeuvre de Flavius
Josèphe18.
Objectivement, les Zélotes, nationalistes apocalyptiques, sont eux aussi
marginaux, et les Esséniens sont sans doute moins nombreux que ces disciples de
«la Voie».
Pour conclure, les païens voient-ils une différence de l'extérieur ? Quand Paul
est arrêté lors de l'affaire du païen présumé introduit au Temple, le tribun le
prend pour un Zélote égyptien, chef d'insurgés (sicaires)19...
4- Israël selon les Nazôréens
Rejeté par les autres Juifs, les Judéo-chrétiens ne nient pas, on l'a vu, leur
appartenance au Peuple. Pour eux, les Juifs sont le peuple de Dieu, et ils
voient en Jésus l'accomplissement de toutes les promesses faites par le Seigneur
depuis Abraham et les prophètes. Le rejet de Jésus par son peuple, ce peuple
sauvé malgré lui, est un drame existentiel, voire un scandale pour la foi, comme
Paul l'expose pathétiquement dans sa lettre aux Romains20. Car le Salut est d'abord donné aux Juifs, dans le Messie, leur Roi. C'est
par un surcroît de grâce qu'il est accordé aussi aux païens. Certes, le Fils de
Dieu est le Sauveur de tous les hommes, Juifs et païens, mais les païens
sont sauvés en tant que fils adoptifs, extension gratuite d'Israël (Paul utilise
la métaphore de l'arbre greffé21). Dieu, dont la
fidélité est éternelle, reste le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; dans Sa
miséricorde, des pierres Il a fait surgir des fils pour Abraham.
La Bible est très claire sur les relations des Juifs messianiques et des païens
convertis. Jusqu'à sa destruction en 70, l'Église juive de Jérusalem domine de
son autorité l'ensemble des communautés chrétiennes, car elle a pour elle d'être
installée près du Temple et de compter parmi elle les Anciens, c'est-à-dire les
Juifs témoins de visu des miracles de Jésus. Les convertis de Corinthe
sont vivement encouragés à faire des offrandes à ces Saints de Jérusalem, c'est
la condition pour que ceux-ci les considèrent comme des fidèles à part
entière22. Un autre exemple de
soumission : l'humilité de Paul qui se joint à une cérémonie de purification
pour rassurer les frères de Jérusalem sur son respect de la Loi23.
5- L'Apocalypse : les Juifs sauvés les premiers !
L'Apocalypse décrit la foule de ceux qui sont sauvés à la fin des temps : ouvrez
votre Bible, ou allez en acheter une pour lire en entier ce texte extraordinaire
: Apocalypse, chapitre sept.
Les Élus sont convoqués pour être marqués au front «Esclave de Dieu».
Cette expression est courante chez les prophètes de l'Ancien
Testament24. Deux groupes sont présentés l'un après
l'autre : d'abord «144 000 marqués de toutes les tribus des fils
d'Israël», et le texte prend le temps d'énumérer chacune des douze tribus.
En note, le bon chanoine Osty, traducteur de ma Bible25, prend soin de préciser que ces «fils d'Israël» sont
non pas des Juifs, mais «tous les chrétiens». Bien sûr, mais alors, moi,
je suis de quelle tribu ? Il faut beaucoup d'aveuglement ou une pensée très
ancrée dans la théorie de la substitution26 pour ne pas voir ce qui est écrit :
le peuple juif dans son ensemble est sauvé et marqué du signe de
Dieu. Le chiffre 12 est déjà celui de la plénitude ; ici, il s'agit même du
carré de douze, multiplié par mille ! C'est l'équivalent en chiffre symbolique
de l'expression biblique totalisante : «la multitude» ou «les
foules». Osty revient à la charge en note et dit que cet «Israël»
n'est pas le faux (les Juifs, pouah !), mais le vrai, «l'Israël de Dieu»
(les chrétiens) et il fait référence au pauvre Paul : « Et tous ceux qui
suivront cette règle [de la Croix et non de la Circoncision], paix sur eux et
miséricorde, ainsi que sur l'Israël de Dieu27». Or si les mots ont un sens, l'Israël de Dieu est ici un autre groupe
que ces Galates païens qui suivent la règle de la Foi. Il s'agit donc des Juifs
messianiques, qui font partie d'Israël et suivent la «Voie de
Dieu».
Revenons à l'Apocalypse. Après l'appel d'Israël, une foule qui, elle, n'est pas
dénombrée, car elle est trop nombreuse, s'avance. Un vieillard demande alors à
Jean qui est ce deuxième groupe, puis il répond lui-même : il s'agit de la
multitude internationale des païens qui ont suivi le Christ et ont souffert
pour
lui «la grande épreuve» de la persécution. Il faut remarquer que
l'identité du premier groupe ne fait pas question, la présence des fils d'Israël
devant le trône de Dieu est naturelle. De plus, on ne leur a rien demandé ! En
revanche, les païens ont eu à subir le martyre pour accéder au statut
prophétique de «serviteurs de Dieu», privilège d'Israël. Suivent alors un
certain nombre de citations qui font référence aux promesses de salut universel
: ainsi, «Dieu essuiera toute larme de leurs yeux28» cite Isaïe, chapitre 25, le grand festin de la fin des
temps et la destruction de la mort, promesse qui est faite spécialement aux
païens.
Une chose essentielle est de méditer ce texte. Mais en tirer des conclusions
pratiques amène vite à une impasse. Si les Juifs, selon Jean, sont sauvés en
masse en tant que Juifs, il ne sert à rien de les convertir ? Oui, mais selon
Paul, seuls les adorateurs du Christ voient leurs péchés remis, donc il faut
qu'ils croient en Lui pour être sauvés... Une attitude plus saine est d'admettre
que Dieu seul convertit, que Dieu seul sauve. Que notre témoignage de Jésus
Sauveur soit toujours un acte d'amour, et non un calcul condescendant,
prétentieux («ton salut dépend de mon témoignage»). Tout est dans la
main de Dieu. Bénissons-le pour le mystère de Son Peuple, Israël.
6- Destruction des Églises Juives
Réunion des Juifs et des païens appelés par Dieu à partager son héritage,
l'Église a alors été catholique, c'est-à-dire universelle, puisqu'elle
réunit les prémices des deux moitiés du monde, Israël et les
nations29. Or cette Église universelle a été brisée par
l'Histoire, et les communautés juives messianiques ont été exterminées par les
troupes païennes de Rome. Difficile de voir là une «providence», car le
coeur de la foi en saigne depuis dix-huit siècles. Le mystère d'Israël est
celui du Serviteur Souffrant d'Isaïe.
Acte I : Sur tes remparts Jérusalem : 67--70
Il y avait donc une nombreuse communauté juive «nazôréenne» à Jérusalem,
autour du Temple. Mais en 67, les Zélotes entraînent les autorités dans une
guerre millénariste contre l'occupant romain. Rome reconquiert la Galilée et la
Judée et assiège Jérusalem, où les milices et les candidats-Messies s'entretuent
et attendent l'Apocalypse. Les Romains donnent l'assaut en 70, massacrent ceux
que la famine a épargné, brûlent la ville et le Temple. Jérusalem rasée, les
zélotes sont exterminés, et avec eux, l'aristocratie sadducéenne. L'école des
Pharisiens survit à la guerre et crée un nouveau judaïsme, privé de Temple et
centré sur l'observance domestique de la Loi et sur les réunions de prière dans
les synagogues. Dans l'horreur du conflit, l'Église a disparu : les uns ont sans
doute fui avant que le piège ne se referme sur Sion, les autres ont été
massacrés. Les Saints rescapés de Jérusalem rejoignent sans doute d'autres
églises en Terre d'Israël. Que deviennent les Nazôréens dans ces années
sanglantes et cruciales où disparaît peu à peu la génération des Anciens
témoins visuels du Christ ? Ils étaient rejetés par les autorités juives (avant
67, le grand-prêtre et le Sanhédrin, après les années 70, le Grand Rabbin) et
exclus de certaines synagogues. Comme les Pharisiens, ils doivent apprendre à
vivre sans le Temple. Or le Sanctuaire unissait dans une même piété ces divers
courants du judaïsme, le culte et les pélerinages formaient une identité
commune... Mais le Nouveau Testament, composé en grande partie vers cette
époque, ne proclame pas de rupture, ainsi l'Évangile de Matthieu, issu d'une
communauté nazôréenne. L'Apocalypse, qui finit d'être composée en Asie vers
95--100 par des disciples de Jean, témoigne de l'Alliance Éternelle de Dieu avec
son peuple. Pourtant, pour beaucoup d'historiens, à cette époque,
«Juifs» et «Chrétiens» sont séparés et se haïssent... Jean fait
pourtant accéder les fils d'Israël devant le trône de Dieu et de l'Agneau.
Acte II : L'anéantissement des grandes diasporas d'Orient :
années 110
Il y avait d'autres communautés nazôréennes hors de Terre Sainte, mais l'Égypte
était le pays où les Juifs étaient suffisament nombreux pour former une minorité
conséquente. Lieu de haute culture juive (avec le philosophe Philon, et, deux
siècles auparavant, la première traduction de la Bible, en grec : la Septante),
Alexandrie comptait un quartier juif autonome (politeuma). Quand une
révolte éclate à Cyrène en 115--117, la répression romaine anéantit les
communautés de Cyrénaïque, de Chypre et d'Égypte. Trajan est présenté par
l'historien Appien comme «l'empereur Trajan, qui extermina les Juifs
d'Égypte30». À Chypre,
les Juifs ont été éliminés et depuis, on y assassine même les naufragés, s'ils
sont juifs31. Trajan
ordonne aussi de «nettoyer la province32» de Mésopotamie de ses Juifs,
«préventivement», c'est-à-dire sans raison. Les Églises chrétiennes
disparaissent sans doute dans ce gigantesque massacre, celles d'Égypte, fondées
selon la tradition par l'évangéliste Marc et dont venait Apollos, l'auteur
présumé de la Lettre aux Hébreux, celles de Cyrène et de Chypre, fondées
par Paul et Barnabé soixante-dix ans auparavant. Les communautés dont on a trace
peu après sont de culture pagano-grecque, les survivants juifs s'y diluent
peut-être.
Acte III : le génocide où disparaît la Judée : années 130
Les Nazôréens ne sont alors plus les seuls Juifs messianiques : l'effervescence
militaro-prophétique de l'époque fait que des insurgés se proclament Messie :
pour eux, les Nazôréens sont des concurrents ou des pacifistes réfractaires. En
132, l'empereur Hadrien inaugure une nouvelle persécution antisémite en
interdisant la circoncision33. Simon Bar Kobhka34 se révolte contre Rome, le
Grand Rabbin le reconnaît officiellement comme Messie. La répression de la
révolte de 132--135 est atroce. Eusèbe de Césarée parle de «massacres de
masse d'hommes, de femmes et d'enfants par milliers35», Dion Cassius parle de l'objectif
d'«extermination» : «Très peu en effet survécurent [...] 985
localités furent détruites, 580 000 hommes périrent dans les combats. Mais le
nombre des victimes de la faim, de la maladie et des massacres est infini, si
bien qu'il s'en est fallu de peu que la Judée ne soit changée en
désert36». Après cette
guerre, Rome veut détruire le judaïsme et organise la colonisation de la Terre
Sainte : la Judée est débaptisée et appelée «Paelestina», du nom
d'un ancien peuple alors disparu, les Philistins. Notre terme de Palestine vient
de là, c'est un mot colonial, l'aboutissement d'un génocide. De même, sur les
ruines de Jérusalem, les Romains bâtissent Aelia Capitolina, ville
païenne interdite aux Juifs et dédiée à une idole, Jupiter
capitolin37. Pendant cette guerre, les Nazôréens ont été
pris à parti à la fois par les troupes romaines qui font la chasse aux Juifs, et
par les rebelles qui veulent imposer leur Messie-Roi guerrier. Ils ont sans
doute disparu avec le reste du Peuple dans le génocide. Les communautés qui
auraient survécu ne vivent plus dans un milieu juif, mais dans une colonie,
parmi les païens. Après 135, «l'Église de Jérusalem fut composée de Gentils
et le premier, après les Évêques de la Circoncision, qui en reçut la charge, fut
Marcos38».
Après ces tragédies du IIième siècle, les Juifs chrétiens voient disparaître
leur environnement culturel. Décimés, ils se fondent peu à peu parmi les
chrétiens issus des nations, et subissent sans doute39 avec eux des persécutions. Quand la «paix de
l'Église» marque la fin des persécutions, en 313, et que les archives des
églises ne sont plus systématiquement détruites par la police, on ne voit pas
trace de ces communautés mères de notre foi. Des groupes ont sans doute
survécu, car de nombreuses petites hérésies à tendances judaïques sont encore
signalées en Orient jusqu'aux invasions musulmanes, mais il s'agit de
communautés marginales, le christianisme que nous connaissons ne s'y élabore
pas.
7- Dix-huit siècles de divorce (135-1945)
Le judaïsme a traversé une crise messianique dans la deuxième moitié du
I er siècle40
et jusqu'en 135. Le Peuple a failli être exterminé dans les défaites. Dès
lors, on assiste à une phase de repli. Repli théologique d'abord : les
Prophètes qui ont servi d'argument aux désastres messianiques sont
marginalisés dans la foi juive, au profit de la Torah ; le messianisme ne
disparaît pas mais laisse place à une grande prudence. Repli identitaire
ensuite : autant le judaïsme de l'époque d'Hillel et de Jésus était ouvert
sur le monde et sur la culture hellénistique, autant l'époque rabbinique
voit l'apparition d'une culture fermée, exclusivement hébraïque, dont le
Talmud est l'aboutissement. Les Juifs excluent alors des Écritures tout
texte écrit en une autre langue que l'hébreu. La Septante, symbole de
l'ancien esprit d'ouverture, devient un objet de mépris : la traduction de
la Bible en grec est assimilée par le Talmud à une catastrophe. Flavius
Josèphe, notre seul historien pour le monde juif au premier siècle, mais
qui écrit en grec, est complètement ignoré par les Juifs jusqu'au
XVIIIième siècle. Le Nouveau Testament n'est pas rejeté, mais
ignoré.
Même chose côté chrétien. Après l'anéantissement des églises juives, ne
restent que les païens, qui ne comprennent plus l'origine de leur foi. Pour
expliquer que ces Hébreux dont parle la Bible sont réfractaires à son
message, on tord les Écritures, on lit même la Sainte Passion de Jésus
comme un acte d'accusation contre le Peuple de Dieu ! Ainsi, le Sacrifice
qui réconcilie l'humanité avec Dieu devient, non pas la Nouvelle Alliance,
mais le rejet des fils d'Israël par leur Dieu41 ! La suite logique de ce blasphème
est la «théorie de la substitution», énoncée par l'évêque arien
Eusèbe de Césarée et adoptée sournoisement et en profondeur par toute la
chrétienté : Dieu aurait décidé de changer de peuple, et de substituer à
son alliance avec le peuple juif une alliance avec l'Église42. Aux chrétiens l'identification avec le Vrai Israël de
Dieu, aux Juifs «déicides» la persécution. Évidemment, cette
vision inepte repose sur une profonde méconnaissance du Nouveau Testament
et de l'histoire des Juifs messianiques que votre serviteur a essayé de
vous conter. La théorie de la substitution est un mythe qui essaie
d'expliquer le mystère d'Israël à partir de la situation historique du
IVième siècle. Dans la désagrégation du monde juif se forment alors deux
religions distinctes : judaïsme et christianisme, séparées par la haine,
mais aussi par une ignorance mutuelle l'une de l'autre. Après
l'extermination des Églises juives, le christianisme s'identifie aux
païens, et méconnaît donc profondément ses origines.
Or non seulement il n'y a pas eu substitution, mais il n'y a même pas eu séparation. En Israël, les Juifs messianiques n'ont jamais été séparés des autres Juifs et ont disparu dans un pogrom commun. Ailleurs, les chrétiens issus des milieux païens n'ont jamais été intégrés au judaïsme. Voilà le drame, et l'espérance : la fraternité est devant nous. Je ne concluerai pas sur les avancées théologiques de Vatican II, qui n'existent (presque) pas : on s'est contenté de dénoncer les hérésies communément admises jusqu'alors, sans avancer vraiment dans l'intelligence du mystère d'Israël, peuple élu aujourd'hui. Je finirai plutôt par une action de grâce : à la fin du XXième et au début du XXIième siècle, de plus en plus de Juifs, aux États-Unis, en Israël et ailleurs, découvrent leur Messie Jésus. Ces Juifs messianiques, proches des assemblées évangéliques, sont ignorés et méprisés par les Juifs leurs frères comme par les chrétiens. Ils vivent dans la souffrance la foi des apôtres et la loi de Moïse. Ce petit reste ressuscité est l'autre moitié de l'Église redevenue enfin catholique. Béni soit Dieu pour cette merveille !
Marana Tha !
Instit' chez les cannibales : une parabole pour ceux qui sont allés jusqu'au bout.
«Un jour, dans la Grande Académie, un IUFM développa une nouvelle
méthode globale pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Le Ministre
soutenait la réforme, mais les autres IUFM n'en voulaient pas et se
mettaient en grève. Alors, le Ministre débaucha un prof favorable à la
réforme et l'envoya outre-mer, chez les cannibales. Or, ces cannibales ne
savent ni lire, ni écrire, ni compter et vivent tout nus. L'instit comprit
vite que pour se faire admettre dans la tribu et leur enseigner les bases
de la culture, il fallait qu'il vive avec eux, tout nu.
Mais un jour, traversant la mer, un inspecteur d'académie vint inspecter la
classe des cannibales. Ils savaient lire, écrire et compter, mais ils
étaient tout nus ! Et l'instit sur l'estrade était tout nu lui aussi !!! Il
revint effaré, déclencha un scandale dans tous les IUFM de l'académie et
l'instit fut convoqué au rectorat. Il vint bien habillé, évidemment, et
entreprit de défendre son travail.
L'IUFM de Bonneville
«La culture, c''est le plus important ! Pourquoi obliger les cannibales
à vivre habillés, alors qu'ils vivent tout nus depuis toujours ? Ils
apprennent bien à lire, à écrire et à compter sans pantalon. Ce n'est pas
le slip qui rend l'homme civilisé, mais l'éducation. Et vous, l'été, vous
vous mettez bien (presque) tout nus, à la plage ! » Le recteur lui
donna raison et conclut : «Qu'on les laisse tout nus et qu'on leur dise
juste de ne plus manger les gens. »
L'instit retourna ouvrir d'autres classes chez les ex-cannibales qui vivent
tout nus. De plus en plus de cannibales apprenaient à lire, à écrire et à
compter avec la nouvelle méthode globale. Le Ministre était content. Mais
un jour, une guerre éclata et des cannibales complètement analphabètes
firent exploser une bombe atomique sur la Grande Académie. L'IUFM de la
réforme fut anéanti avec les autres. Les profs se dispersèrent et donnèrent
des cours particuliers. Les seuls survivants de la méthode globale vivaient
chez les cannibales qui savent lire, écrire, compter et vivent tout nus.
Petit à petit, les instits envoyés chez les cannibales se mélangèrent à eux et leurs descendants ne formèrent plus qu'un peuple, très savant et tout nu. Bien sûr, ils voyaient des gens habillés sur les livres scolaires amenés il y a longtemps de la Grande Académie et précieusement conservés. Mais tout le monde se moquait de ces images : «Mais comment pouvaient-ils vivre avec des habits, comme ça ?» «Ça devait serrer horriblement, moi, je suis content de vivre tout nu !» Etc, etc. Un jour, des gens de l'Académie qui ne possédaient pas la méthode globale vinrent habillés chez les cannibales. Les cannibales les trouvaient insupportablement habillés et les mangèrent.
Quand le Ministre inspectera l'école des cannibales, que dira-t-il de ceux qui ont mangé ses instits ?»
L.D.