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A propos des Journées mondiales de la Jeunesse

Quelques réflexions sur l'enseignement de Benoît XVI à Marienfeld 1

Emmanuel Monnet










Marienfeld

Rendre compte d'un événement aussi dense, aux facettes si multiples qu'ont été les Journées Mondiales de la Jeunesse de Cologne cet été relève de l'équilibrisme journalistique ; l'exercice ne présente sans doute pas un grand intérêt s'il s'agit de décrire par le menu des anecdotes sans lendemain. On pourrait ainsi s'attarder sur les lacunes d'une logistique allemande qui pour beaucoup a failli à sa réputation, disserter longuement sur la jovialité légendaire des pèlerins italiens et la dévotion tout aussi légendaire des Polonais, s'étonner devant la variété des mouvements et groupes catholiques français représentés, et de leurs improbables retrouvailles devant un concert de rock chrétien à Düsseldorf ou Cologne, s'interroger sur le charisme du nouveau pape dont les prestations semblaient empreintes d'une certaine frilosité, se demander quelle a pu être la substantifique moëlle du message délivré au cours de cette rencontre, et quel peut être le sens d'un rassemblement de foules si diverses, que séparent non seulement frontières, mers et océans, mais aussi des clivages politiques et culturels, parfois des tendances religieuses divergentes.

Je renonce à affronter des questions aussi cruciales et me bornerai ici à commenter les deux enseignements de Benoît XVI en clôture de ces Journées, lors de la veillée du samedi 20 août et dans l'homélie du lendemain, lors de la messe finale. Le message délivré par Benoît XVI au cours de ces JMJ ne se limite certainement pas à ces deux moments. Ses paroles à la synagogue de Cologne ou à l'Archevêché2, sur l'approfondissement de la démarche oecuménique et du dialogue interreligieux, doivent être remémorées comme un temps marquant de cette semaine. Mais s'il s'agit d'identifier le dénominateur catéchétique commun qui serait venu grossir les besaces du million de participants rassemblés sur la plaine de Marienfeld, alors ces deux textes sont certainement incontournables.

Suivant l'enchaînement de ces deux temps liturgiques successifs, ils forment un même enseignement qui, en plus d'un endroit, se présente comme une articulation de deux maillons de la vie chrétienne qu'on tendrait à maintenir opposés.


Benoît XVI

Adoration et eucharistie

En renvoyant l'adoration à l'eucharistie, et l'eucharistie à l'adoration, le pape a proposé un développement de la dichotomie entre contemplation et action.

L'adoration, a-t-il expliqué, est d'abord un «pèlerinage intérieur»3. Les mages adorateurs, ceux-là même dont on vénère les reliques à la cathédrale de Cologne, n'ont pas seulement effectué un déplacement physique lors de leur voyage vers le lieu de naissance du Christ. Ils ont éprouvé une transformation intellectuelle et spirituelle. Ils ont délaissé le Dieu des palais qu'ils cherchaient chez Hérode, pour se tourner vers le pouvoir tout différent de Jésus nouveau-né, qui se manifestait comme une alternative radicale aux institutions du monde : «le pouvoir sans défense de l'amour». L'adoration contient en germe cette transformation du regard, cette mutation de l'homme intérieur. Il ne peut y avoir d'adoration sans conversion.

L'eucharistie, sacrement central de la vie chrétienne, est la transformation par excellence. Par elle, le Christ donne une résonance particulière au partage du pain et du vin, qui devient acte d'amour, et fait naître «un processus de transformations, dont le terme ultime est la transformation du monde»4. La cause agissante n'est autre que nous-mêmes recevant, dans le sacrement, une présence qui porte en elle le dépassement de la mort,«l'explosion intime du bien». La présence réelle de Jésus Christ en nous, si nous la prenons au sérieux, devient un appel à la réforme de nos actes. Cela signifie sans doute le choix d'une vie ordonnée --- mais de quoi peut-il s'agir ? Une réponse possible, inspirée par la traduction grecque du mot «eucharistie», est celle d'entamer un mouvement, difficile, de soumission,«la reconnaissance de Dieu comme notre vraie mesure». Cette soumission est un renoncement à l'idolâtrie exclusive de notre seule personne. Elle inaugure un nouvel engagement envers le prochain. Paradoxale soumission, qui est en réalité une libération : n'est-ce pas là, demande Benoît XVI, le seul moyen de ne pas se contenter de «vivoter»?

Ainsi s'éclairent mutuellement deux sacrements, sinon deux fondements de la vie chrétienne. L'adoration se mue en une invitation à la conversion et au mûrissement des voies par lesquelles nous sommes invités à suivre le Christ. C'est alors que l'expérience des saints devient un soutien précieux. Réciproquement, l'eucharistie consiste en l'exaltation d'une libération. Celle-ci n'est en réalité que le fruit de notre soumission au Christ qui devient objet de notre adoration, dans le don de sa vie, sa souffrance, sa charité au moment de sa passion.


Des pèlerins



D'autres pèlerins

Homme un, homme multiple

Cette éclairante catéchèse sur la liturgie est à mon sens doublée d'un message existentiel plus général, adressé non plus seulement au chrétien pratiquant, mais à l'homme de l'époque contemporaine.

Il convient de se demander quel a été le fil directeur inspirant la pensée du pape lorsque celui-ci a égrainé, dans le fil de son exposé dogmatique, de véritables «conseils de vie». Invitation pressante à assister à la messe dominicale, rappel de la prééminence de l'Église dans les questions de foi, adoration des Saints, engagement dans des initiatives caritatives : nombreux sont ceux qui ont souligné, pas tout à fait à tort, le caractère classique, pour ne pas dire convenu, de cette énumération.

À n'y voir qu'un assemblage empirique de matériaux rétrogrades, on manque pourtant l'essentiel du message délivré par le Pape. Il me semble que l'originalité de son discours tenait, là encore, dans la recherche d'un équilibre, non plus entre deux concepts, mais dans la vie quotidienne de l'homme d'aujourd'hui.

Le diagnostic de Benoît XVI sur le monde est loin d'être fondamentalement pessimiste. Il prend acte, dans le droit fil de la pensée kantienne, de ce phénomène caractéristique de la modernité qu'est la dissolution de la raison unifiée en une raison spécialisée. En dépit de ces nombreuses conséquences positives, celle-ci a pour effet pervers l'apparition d'un homme segmenté 5. Celui-ci est insidieusement dévoré par sa propre créature, la rationalité exclusive, qui le confine dans les sphères restreintes d'un mode de vie unidimensionnel.

La conviction de Benoît XVI est qu'au coeur de cet appauvrissement de la condition humaine, la religion apporte une voie de salut. «Elle est là précisément pour intégrer l'homme dans sa totalité, pour établir le lien entre sentiment, raison et volonté et les concilier les uns avec les autres6». Il ne s'agit pas de renouer avec le monde unifié d'autrefois, où la religion dominait sans partage et sans distinction sur la science, la morale et le droit. L'indépendance de ces champs est un bienfait incontestable pour l'humanité. En revanche, la religion, en tant que doctrine globale sur l'homme, impose un regard lucide sur la société, et relativise des lignes de fracture qui imposent une scission tout aussi néfaste qu'artificielle des consciences. Elle refuse l'asservissement volontaire de l'humanité à toute construction abstraite, et en particulier, ces fausses idéologies, qui développent à un degré extrême «l'absolutisation de ce qui n'est pas absolu mais relatif»7.

La religion, en ce sens, n'est pas uniquement une doctrine morale ; par son statut même, elle devient une faculté cognitive remarquable. Elle «doit rendre capable de prendre les décisions ultimes dans lesquelles l'intégrité de l'homme et du monde est toujours en jeu» ; on retrouve là, sous une autre forme, cette portée libératrice de l'Évangile.

Un nouvel humanisme chrétien ?

Relisons, à la lumière de cette conviction profonde sur la fonction contemporaine de la foi, les mots délivrés aux jeunes pèlerins rassemblés à Marienfeld. En les invitant à renforcer leur adhésion à l'Église et à témoigner de leur foi, Benoît XVI a insister sur la nécessité d'y voir une pratique ouverte, non pas un «sentier privé» ; prenant à contre-pied les pourfendeurs du communautarisme religieux, il défend la valeur ajoutée proprement universaliste de la foi, universalisme qui n'est pas une nouvelle abstraction politique intangible, mais une communauté ouverte, assise sur le terrain incomparablement plus robuste de la charité. Cette Église, qui n'est pas exempte de défauts --- de l'ivraie --- est «comme une famille humaine, mais elle est aussi, en même temps, la grande famille de Dieu, par laquelle Il forme un espace de communion et d'unité dans tous les continents, dans toutes les cultures et dans toutes les nations»8. L'Église est l'antidote à l'isolement, au renfermement culturel et social --- parfois dissimulé derrière de fausses apparences de «connectivité» et de «communicabilité» --- qui menace toute société tournée vers le développement des commodités individuelles.





.38@percent
Les JMJ 2005
en chiffres

(Source : Weltjugendtag GmbH www.wjt2005.de)
La messe du dimanche, la prière, le recueillement réguliers sont un autre facteur d'équilibre. Ils prennent place dans ce que l'économiste appellera le «temps de loisir»--- Benoît XVI parle lui du «temps libre». Il est à noter que les sacrements viennent structurer, habiter les loisirs, loisirs qui, de manière assez surprenante au premier abord, prennent alors une importance considérable dans ce que doit être une bonne vie chrétienne. Il se trouve que le loisir est le seul moment disponible pour la contemplation, l'adoration, qui sont elles-mêmes le foyer de la conversion. Curieusement, c'est dans l'inaction attentive à la parole de Dieu que surgit l'impulsion véritablement rénovatrice. Au matin de Pâques,«le jour du commencement de la création devenait le jour du renouvellement de la création»9. Précieuse et réconfortante parole, que celle qui invite l'homme empressé à s'arrêter pour donner sens à sa route.





Il n'y a assurément rien de révolutionnaire dans ces mots de Benoît XVI. On doit y déceler pourtant les linéaments d'une solide doctrine chrétienne de la modernité, qui renoue avec un humanisme en perte de vitesse, renforcé par la conviction profonde de la foi en Jésus Christ --- qui est certainement son seul substrat valable. Dans ces paroles, le théologien Ratzinger est parvenu de manière convaincante à diffuser la substance d'un système théorique dont la vocation pastorale apparaît alors très clairement. Espérons que ce message sans éclat mais particulièrement ajusté aux enjeux de la jeunesse chrétienne, saura creuser un sillon dans les esprits et dans les coeurs.
E.M.



Messe de clôture



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